« Le monde que j’essayais de montrer était un monde où je me serais senti bien, où les gens seraient aimables, où je trouverais la tendresse que je souhaite recevoir », disait Doisneau. « Mes photos étaient comme une preuve que ce monde peut exister. »
À travers 400 clichés rigoureusement choisis parmi les 450 000 que compte son œuvre, l’exposition « Instants donnés » au musée Maillol, fruit de la complicité entre ses filles Annette et Francine, le musée, et l’agence Tempora, n’est pas une simple rétrospective. C’est une traversée sensible, un voyage dans l’intimité d’un regard, celui d’un photographe qui a su extraire de la banalité l’éclat fragile de la beauté humaine.
Le monde de l’enfance, les artistes, les ouvriers, les habitués des bistrots, les banlieues, les écorchés, les rieurs ou encore ses travaux pour les magazines. Un vaste cortège de sensibilité saisi à hauteur d’homme à travers les décennies, avec pour seul manifeste la tendresse. Cette exposition, la plus complète depuis 20 ans, nous transporte à travers les yeux du photographe au fil de sa vie, où la beauté de l’instant et l’ironie font chose commune.

Révéler l’insouciance de l’enfance
Tout commence dans un espace aux couleurs chaudes, solaires, comme une promesse. La section « Enfance » est une entrée en matière lumineuse, remplie de rires étouffés, de jeux de rue et de poussière dans les cheveux. Les enfants que photographie Doisneau dans les années 1930 à 1950 sont souvent les mêmes : ceux qu’il croise dans son quartier, à l’école, ceux dont il partage les facéties et les libertés.
Loin de l’illustration sociologique, il photographie ces gamins qui font les 400 coups avec la joie pour seule loi. « A l’école les enfants sont comme des serins en cage, dans la rue des moineaux en liberté. Rien de plus simple que de les photographier : il suffit de laisser passer la tourmente de leur première curiosité ; ensuite ils ne s’occupent plus de vous », dit-il alors « Désobéir me paraît une fonction vitale et je dois dire que je ne m’en suis pas privé. » Et c’est sans doute cette insolence légère qui donne à ses photos d’enfants leur éternelle jeunesse.

Ateliers d’artistes
Robert Doisneau est un graveur de formation, un artisan du regard. Il n’a jamais eu la prétention de l’artiste, et c’est peut-être pour cela qu’il fut accueilli dans les ateliers comme l’un des leurs. Léger, Giacometti, Braque, Picasso… Avec eux, il compose des images où l’homme, l’œuvre et le lieu dialoguent sans hiérarchie. « Jamais je n’aurais eu l’audace de demander du temps à ceux qui l’ont si bien employé », dit-il, pudique.
Pourtant, ils l’ont invité à entrer. Avec justesse, Doisneau capte l’artiste au travail, sans emphase, mais avec toujours une idée forte. Ainsi, chez Picasso, ce sont les pains posés sur la table comme des mains qui résument le génie du maître ainsi que sa légèreté : « J’avais compris le jeu : il fallait lui proposer des accessoires et tout de suite il improvisait quelque chose. » Doisneau ne photographie pas l’art comme un objet, mais comme un souffle en train de naître.

Bistrots
Les bistrots, ce sont les refuges du quotidien. « La pièce supplémentaire de chaque appartement du quartier », écrit Robert Giraud, son complice. Pour Doisneau, c’est aussi un théâtre humain où il s’invite avec humilité. Il ne vole pas d’images à la sauvette : il s’installe, s’imprègne, trinque. Il faut « au moins dix litres de vin », plaisante-t-il, avant de mériter une photo.
Cette familiarité donne à ses clichés une densité rare : des visages un peu flous, des corps relâchés, des moments suspendus entre l’ennui et l’éclat de rire. Il y a là un condensé de ce que le réalisme poétique peut offrir de plus juste : l’humain dans son cadre naturel. Mademoiselle Anita y devient une Joconde populaire, la lumière une bénédiction silencieuse, et le décor des bistrots un cadre intime.



Écrivains
Photographier un écrivain, selon le photographe, c’est s’attaquer à l’immatériel. « Ils n’ont pas de gestes physiques. C’est abstrait ! » Alors il cherche ailleurs. Dans le papier froissé, les lunettes posées de travers, la tasse vide, le regard perdu. Il construit des portraits en creux, dans les marges de l’acte créateur. Il refuse la pose, préfère l’instant. Ces images sont souvent les plus sobres, mais aussi les plus sensibles. Il approche la pensée des écrivains comme un lieu habité, et ces derniers, même les plus imposants, deviennent des hommes ordinaires, plongés dans la mécanique fragile de l’inspiration.
La poésie fêlée du réel
Dans « Gravités », une section de l’exposition marquée par la couleur rouge sombre des murs, la photographie quitte les tendres zones grises du quotidien pour affronter une dureté nue. Sous contrat de 1934 à 1939, dans les usines Renault, Doisneau photographie le monde des petites gens, des oubliés de la société. Mineurs, ouvriers, précaires… Ce sont les images les plus poignantes de l’exposition. On y sent la stupeur d’un photographe confronté au quotidien des moins riches: « Les gens transportent avec eux un trésor dont ils sont complètement inconscients. Là, je le révèle. »
On y découvre aussi l’influence du cinéma soviétique dans ses cadrages et ses compositions. Et toujours, même au fond des corons, une dignité résiste. « À chaque fois que je vois une usine, je pense aux jeunes femmes qui ont l’élégance d’être maquillées avant que le jour se lève. Ça, c’est formidable comme courage ! » Robert Doisneau cherche à montrer la lumière dans le caoh du monde prolétaire, un hommage bouleversant à celles et ceux que l’histoire peut oublier.

Doisneau, c’est aussi la banlieue des années 1980, qui n’est plus celle des terrains vagues de l’après-guerre. Elle est verticale, bétonnée, désenchantée. Le photographe passe à la couleur — paradoxalement, pour montrer l’effacement. Ici, les teintes saturées ne redonnent pas vie, elles soulignent l’absence. Les façades se répètent à l’infini, les visages s’effacent. Il devient témoin d’un monde qui ne veut plus être vu.
Détourner le regard
Doisneau, appareil photo en main dans les musées, ce n’est pas l’histoire de l’art, mais celle des visiteurs. Il photographie les regards posés sur les œuvres, pas les œuvres elles-mêmes. Dans La Joconde au Louvre, la célèbre toile est hors-champ : seuls comptent les visages fascinés des visiteurs, les postures dérobées. Il ne photographie pas l’art. Il photographie les gens qui en font quelque chose. Les statues de Maillol, déplacées dans les Tuileries, deviennent les héroïnes involontaires d’une chorégraphie absurde. À chaque fois, l’œuvre devient prétexte à une interaction, à un jeu social, à de la poésie.
Cartons, ciseaux, colle, contreplaqué. Doisneau bricole aussi comme il photographie : avec tendresse, humour et malice. Dans La maison des locataires, un montage gélatino-argentique, il raconte de multiples scènes de la vie quotidienne en parallèle où chaque case raconte une histoire au sein d’un immeuble parisien imaginaire. Il assemble ses clichés comme un écrivain compose les chapitres de son roman. C’est un geste d’artiste, mais aussi un jeu d’enfant. Ses montages évoquent Perec ou les maquettes de théâtre. C’est l’espace du rêve, libéré des contraintes du réel. Et c’est peut-être là que se dit le plus clairement son refus des catégories : ni photo pure, ni art conceptuel. Juste la joie de créer un imaginaire.


Commandes publicitaires
C’est un pan méconnu de l’œuvre de Robert Doisneau. Engagé par Vogue non pour photographier la mode, mais pour injecter de l’humanité dans l’élégance figée des mondains, il détourne les conventions, fidèle à lui-même et à son humanisme. La pratique lui va « comme un soutien-gorge à un garde mobile », ironise t-il. Ce qui l’intéresse alors, ce n’est pas le défilé lui-même, mais ce qui l’entoure : les petites mains, les couturières, les regards perdus. Il vise la fillette qui s’ennuie et saute sur le buffet pendant un mariage huppé, les coulisses d’un défilé, les visages non retouchés.
Pour Doisneau, ce sont ces détails, ces vérités périphériques, qui disent plus que suivre le protocole des grandes célébrités. Il s’attache aussi aux mannequins : « Ce sont des ballerines qui improvisent devant l’objectif. On dit “mannequins”, ça fait porte-manteau, mais ce n’est pas vrai du tout. » Cette tension entre participation et satire irrigue toute sa production pour Vogue, dont les sujets dérivent vite vers des reportages plus sociétaux : les concierges parisiennes, les faubourgs.

Dans la publicité, domaine qu’il qualifie lui-même de « niaiseries », Doisneau se montre paradoxalement libre et inventif. Il accepte ces commandes alimentaires sans honte, déclarant : « J’ai acheté mon appartement et élevé mes enfants grâce aux notices de graissage et aux biscuits. » Mais il s’y amuse aussi : il met en scène un couple autour d’un robot ménager comme dans une comédie de mœurs. Pour vanter les semences, il repeint une courge d’un orange éclatant. Pour Orangina, il passe des heures à arranger une épluchure. Ces images,aujourd’hui considérées comme artistiques, sont à l’époque de simples clichés publicitaires. Elles révèlent une autre facette de son art : celle d’un bricoleur génial, capable de tirer poésie et ironie du plus plat des produits.
L’exposition se conclut sur les amoureux de Doisneau, sûrement le cliché le plus célèbre du photographe, et nous laisse quitter son monde sur une touche de romantisme et de nostalgie. « Les photos qui m’intéressent, que je trouve réussies, sont celles qui ne concluent pas, qui ne racontent pas une histoire jusqu’au bout mais restent ouvertes, pour permettre aux gens de faire eux aussi, avec l’image, un bout de chemin, de la continuer comme il leur plaira : un marchepied du rêve, en quelque sorte… »

« Instants donnés » est à voir jusqu’au 12 octobre 2025 au Musée Maillol, à Paris.