Ici, chaque tirage trouble, dérange ou hypnotise et c’est ce cocktail de sensation qui rend les corps vulnérables mais puissant et en fait un ouvrage de beauté et de d’émotions. Publié par la maison d’édition indépendante Loose Joints, ce livre est une méditation sensorielle sur la chute des corps, la transformation et la liberté. A la fin de l’ouvrage, Rodriguez dit : « O. est un son, une vibration, un souffle, une chambre d’écho, un cri qui secoue la terre, une plainte collective, un recommencement — notre symphonie. »
Le titre, O., est une énigme ouverte : une lettre, un cercle, un commencement sans fin, un effacement. « Entre les bruits, un souffle, une expiration, un cycle, tous les sons, un symbole ouvert, un zéro, un reset », traçant un lien entre l’abstraction formelle et le symbolisme spirituel. « Et s’il était possible d’arrêter le temps brusquement en pleine chute libre ? Et si, au milieu de ce fracas, dans cette descente verticale, nous pouvions réajuster notre élan et changer le cours de notre trajectoire ? » imagine Rodriguez.

Cette chute, il la cherche dans les détails du corps, dans ses lignes de fuite, ses failles, ses traits corporels transformés sous l’exercice de la gravité. « Les personnes présentes dans ces pages incarnent corporellement ce cri — entre persévérance et résignation. Ce sont des corps qui s’effondrent. Une énergie écrasante venue de l’extérieur a transformé leur perception de l’espace. » Influencé par la pensée mystique de Simone Weil, il interroge la mise en tension entre souffrance et transcendance, identité et destin.
Les photographies, toutes en noir et blanc, provoquent de multiples émotions. Corps d’âges, d’origines et de morphologies variés y apparaissent dans une chorégraphie de poses à la fois expressives et vulnérables. Des muscles saillants s’abandonnent, des visages se tendent, des mains cherchent une prise, les rides et les marques de la vie sont sublimées. Chaque image est une halte dans une danse endiablée, un arrêt sur image, un mouvement figé. « Combien de contrôle avons-nous sur la direction que nous prenons ? Et à quel point l’atterrissage sera-t-il doux ? », interroge Rodriguez, dont l’appareil devient une extension du regard intérieur.

À ces corps s’ajoutent des images de tasseographie — l’art divinatoire de la lecture du marc de café — un clin d’œil aux racines dominicaines de l’artiste. Ce dialogue entre le tangible et l’invisible, entre le corps et le sort, ancre O. dans un territoire où le spirituel rejoint l’intime. Certaines photographies rappellent la prière ou l’extase, comme si chaque modèle traversait une épreuve spirituelle. Le livre est surtout un objet d’une grande sensualité. C’est une œuvre qui rappelle que la photographie, comme la danse, peut être un geste de libération du corps, un espace de transcendance.


O. de Luis Alberto Rodriguez publié par Loose Joints, mai 2023.