« Au vrai, on ne voit rien. Rien de précis. Rien de définitif. Il faut en permanence accommoder sa vue. » Cette phrase de Grégoire Bouillier, extraite de Le Syndrome de l’Orangerie, aurait pu suffire à elle seule à justifier le titre et le propos de la grande exposition « Dans le flou », actuellement au musée de l’Orangerie, à Paris. Et pourtant, c’est une ambition bien plus large qui sous-tend cette enquête visuelle, pensée par Claire Bernardi et Émilia Philippot, respectivement directrice du musée de l’Orangerie et conservatrice en chef. L’exposition est accompagnée par un ouvrage publié chez Atelier EXB.
Le flou, cette « perte par rapport au net », comme dit Claire Bernardi, cette chose insaisissable et pourtant omniprésente dans notre expérience du monde, n’avait jusqu’ici jamais été envisagé comme une clé de lecture transversale de l’histoire de l’art contemporain. C’est tout le pari de cette exposition et de l’ouvrage. Claire Bernardi, résume ainsi cette ambition : « Dans la discipline même de l’histoire de l’art, il y a toujours cette idée que ce qui se conçoit bien doit s’énoncer clairement. […] Avec le flou, nous sommes dans un champ de l’art où il faut accepter de ne pas arriver à cerner. »
Voir autrement : de l’indistinct au manifeste
Tout part des Nymphéas de Monet. Leur silence, leur absence de forme définie, cette immersion dans une matière picturale qui n’offre ni horizon ni point d’appui, deviennent le point de départ d’une relecture. Car ce flou-là n’est pas l’effet d’un œil malade, mais bien un geste. Une manière de raconter le monde autrement, peut-être plus justement.


Et c’est sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale que cette esthétique trouve sa portée politique. Le flou devient alors une stratégie. Face à l’indicible, il voile sans cacher, révèle sans montrer. « Après la découverte des camps de concentration, face à l’impossibilité de représenter l’irreprésentable, le flou vient voiler une réalité que le regard ne peut soutenir », lit-on dans l’ouvrage. Il est à la fois recul et sursis, mais aussi résistance : une manière de refuser la clarté imposée, l’image nette comme peur d’affronter la réalité.
L’exposition et le livre suivent un fil thématique et non chronologique. Dans ces lignes, qui mêle peintures, vidéos, photographies avec Gerhard Richter, Léa Belooussovitch, Rothko, Sigmar Polke, ou Wojciech Fangor et bien d’autres encore, le flou prend toutes les formes : brouillage optique, mise au point « imparfaite », instabilité formelle, dissolution des identités, effacement du motif. Mais surtout, il force à regarder autrement. « Cette exposition nous oblige à regarder différemment les œuvres et à s’attarder sur ces dernières pour réfléchir à cette question : qu’est-ce signifie le flou ? Nous avons choisi d’aborder cette forme non pas sous l’angle conjoncturel de la saisie du mouvement, de l’instantané, ou de problématiques propres à la photographie – ainsi que l’avait fait l’exposition Flou à Lausanne, au musée Photo-Élysée en 2023 – mais plutôt comme esthétique dans le champ des arts plastiques et des arts visuels. », confie Émilia Philippot. Ce trouble visuel est un apprentissage de la contemplation.

La photographie, médium privilégié du net, devient dans cette exposition un champ de subversion. Chez Gerhard Richter, le flou pictural se nourrit d’archives photographiques retravaillées jusqu’à la dissolution. Plus loin, les Twin Towers pixellisées de Thomas Ruff où « le flou est la folie du réel, son dérangement, son extravagance optique, son errance sous les lignes de flottaison, disque d’accrétion auréolant la beauté ou enlaçant avec commisération les innommables et irreprésentables abominations », selon Jean-Pierre Cléro, membre du Centre Bentham à Sciences Po – Paris. Les vues océaniques de Sugimoto basculent dans une abstraction méditative. Et dans une vitrine discrète, ce sont des clichés amateurs — flous involontaires, tremblements du quotidien — qui viennent rappeler que le flou est aussi le langage du souvenir et de l’émotion.

Parmi les images les plus poignantes, celle d’une jeune femme de dos en robe bleu azur se détachant sur un paysage verdoyant reste en mémoire comme son histoire. Il s’agit d’une œuvre de l’artiste chilien Alfredo Jaar, issue de son installation Six Seconds (2000). Le flou ici n’est pas un effet esthétique gratuit : il incarne une éthique du regard.
L’artiste ne montre pas l’horreur ; il montre le refus de l’évoquer. Cette femme africaine, seule survivante de sa famille, a refusé de parler. Elle tourne la tête, s’échappe du cadre, fuit à la fois la parole et l’image. L’appareil photo, normalement conçu pour figer l’instant, a saisi six secondes d’un mouvement, d’un trouble, d’un traumatisme, du refus d’évoquer l’horreur dont elle a été témoin devant l’artiste. Le flou devient le témoin silencieux de ce que l’on ne peut ni dire ni montrer ni comprendre: « le signifiant indirect du refus, de la fuite et du tourment enduré ». Le visage invisible, c’est le dos qui porte le poids du regard. Ce que nous voyons finalement, c’est ce que nous ne pouvons pas voir.
![Alfredo Jaar, Six Seconds, 2001, Impression jet d’encre pigmentaire, 238,8 × 162,6 cm, New York, courtesy de l’artiste © ADAGP, Paris [2025]](https://www.blind-magazine.com/wp-content/uploads/2025/06/16.-alfredo-jaar-six-seconds-683x1024.jpg)
Dans le livre, aux côtés des textes de philosophes, critiques et commissaires d’expositions, historiens de l’art, Pauline Martin, directrice du Musée suisse de l’appareil photographique (Vevey) signe un bel éloge du flou amateur, celui des images tremblées, ratées, sans qualité, mais infiniment humaines. « Le flou permettra alors, dans les lieux les plus intimes, les plus difficiles à raconter et à représenter, de voir ce qui ne se voit généralement pas », dit-elle. D’autres voix s’élèvent, comme celle de Peter Geimer, directeur du Centre allemand d’histoire de l’art à Paris, qui défend une « image potentielle » imprécise. Ou celle de Marc Donnadieu, critique d’art et commissaire d’exposition indépendant, qui parle du flou comme d’un « souffle » — « être flou », écrit-il, comme on serait au monde avec une conscience de sa difficulté d’exister complètement.
Une invitation à ralentir
Dans un monde saturé d’images ultra-haute définition, « Dans le flou » prend le contrepied. Il nous propose d’accommoder notre regard, de désapprendre la netteté pour mieux épouser l’incertitude. Il nous invite à regarder plus longtemps, plus lentement, plus profondément. Ce flou, loin d’être une déficience, devient un révélateur. Il ne cache pas la réalité : il la rend visible autrement.
Reste alors ce paradoxe sublime : le flou, loin d’éteindre l’image, lui redonne du poids. Il libère l’interprétation, déjoue le contrôle visuel. C’est une manière de ne pas savoir, ou du moins de reconnaître que l’on ne sait pas. « La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire, autant dire qu’une image stable et achevée coupe les ailes à l’imagination. » , écrivait Gaston Bachelard. Dans le flou nous rappelle que ce sont justement ces images instables, poreuses, inachevées, qui ouvrent l’œil — et la pensée.
![Mircea Cantor, Unpredicteble Future, 2015, Lightbox, 70 × 100 × 20 cm, Paris, collection particulière, Mrciea Cantor © ADAGP, Paris [2025]](https://www.blind-magazine.com/wp-content/uploads/2025/06/23.-mircea-cantor-unpredictable-future-1-scaled-e1749130368273-1024x736.jpg)
Exposition « Dans le flou, Une autre vision de l’art de 1945 à nos jours » Du 30 avril au 18 août 2025 au musée de l’Orangerie à Paris. Ouvrage Dans le flou, Une autre vision de l’art de 1945 à nos jours publié par Atelier EXB, Avril 2025.