Non seulement Jim Marshall a capté des moments de la scène musicale des années 60 et 70 qui comptent parmi les plus emblématiques, mais c’est aussi lui-même qui les a rendus tels. Cette photo de Jimi Hendrix agenouillé devant sa guitare en feu, au Festival de Monterey Pop? C’était Marshall. Johnny Cash et son doigt d’honneur, à San Quentin? Devant l’objectif du Leica de Marshall. Jerry Garcia assis à côté d’un panneau «Dead End» à Woodstock? Marshall, encore.
Quelques livres sur le travail de Marshall ont été publiés depuis sa mort, il y a près de dix ans, mais le plus récent, Show Me the Picture, est une révélation. Tout d’abord, sur les 284 images du livre, 70 n’avaient jamais été publiées auparavant. Dans l’une d’elles, Marshall nous fait asseoir dans un bar confortable de Greenwich Village en compagnie de Bob Dylan, méditant devant une tasse de café, et probablement trop jeune pour se raser ; dans une autre, nous sommes au premier rang, tandis que Led Zeppelin se déchaîne sur une scène de Los Angeles.
Mais les véritables trésors, parmi ces images inédites, ne sont pas en rapport avec la musique. Plus remarquable encore sont ces photographies de rue et ce travail documentaire du début des années 60 consacré aux droits de l’homme, images souvent fascinantes qui montrent le sens du détail de Marshall, alors âgé de 27 ans, ainsi que sa plasticité dans la prise de vue. Il apparaît, entre autres, qu’il est un photographe beaucoup plus spirituel que ses images célèbres des rois du rock ne le donnaient à penser. Par exemple, Marshall surprend le baiser d’un jeune couple d’amoureux au coin d’une rue de New York, mais la balance «Weigh Your Fate» à côté d’eux, un instrument censé évaluer votre destin, associée à l’enseigne « Village Paint Shop » dont le « t » manque, derrière eux, laisser à deviner ce que sera ce destin (pain = souffrance). Marshall se montre aussi plus politique: voir, par exemple, les photos de John Lewis et Bayard Rustin, grands défenseurs des droits civiques, lors de leur procès pour avoir participé à la Marche sur Washington. Nous découvrons aussi une planche contact émouvante, montrant des femmes afro-américaines aidant des gens à s’inscrire sur les listes électorales en 1963, dans le Mississipi.
Ces images politiques et humanitaires sont frappantes, en ce qu’elles dévoilent de manière superbe une époque charnière de l’histoire américaine, mais aussi parce qu’elles révèlent une facette inconnue du photographe: Marshall, célèbre pour son intimité avec les plus grands musiciens de l’époque, se pensait, en fait, comme un outsider. « Jim a grandi dans une famille d’immigrants », explique à Blind Amelia Davis, auteur du livre et « archiviste-assistante-conseillère », selon ses propres termes. « Il a lutté dur pour être respecté et visible et, dans son premier travail, il a photographié des gens qui étaient eux aussi des outsiders, des gens qui n’étaient pas intégrés à la société. » Ces images, dit-elle encore, « sont une réflexion sur sa place dans monde. »
En quelques années, Marshall devint « l’insider » privilégié du rock-n’-roll, qui avait ses entrées littéralement partout : il fut le seul photographe, lors du dernier concert public des Beatles (au Candlestick Park de San Francisco, en 1966), à être admis en coulisses, l’un des rares dans celles de Woodstock en 1969, et le photographe sélectionné par Life pour suivre les Rolling Stones dans leur tournée de 1972. Ses images de Coltrane (seul et perdu dans ses pensées) et de Johnny Cash (avec June Carter Cash, les yeux fermés et la tête sur sa poitrine) nous montrent jusqu’où les musiciens le laissaient pénétrer dans le tourbillon de leur monde intérieur.
À l’heure où les photographes sont devenus des labels protégés par des mercenaires des relations publiques, on ne réalise plus d’images intimes telles que celles qui ont fait la célébrité de Marshall – par exemple, celle d’une Janis Joplin rivée à une bouteille de Southern Comfort, en 1968 . Ainsi, Show me the picture est plus qu’une présentation brillante d’une œuvre légendaire : ce livre rappelle le type de liens qu’un photographe peut tisser avec un sujet, la magie qu’ils engendrent. Il nous rappelle aussi le peu de chance que nous avons de voir, désormais, des images du type de celles de Jim Marshall.
Par Bill Shapiro
Bill Shapiro est l’ancien rédacteur en chef du magazine Life, et le co-auteur du livre What
We Keep récemment publié.
Jim Marshall, Show Me the Picture – Images and Stories from a Photography Legend
Par Amelia Davis
Chronicle Books, 288 pages
$55