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CHRONIQUE - Ne faites pas attention au pays qui se trouve derrière le rideau

CHRONIQUE – Ne faites pas attention au pays qui se trouve derrière le rideau

À travers l’exemple de deux livres parus récemment, notre chroniqueur montre comment la photographie peut déjouer les mises en scènes d’Etats autoritaires.

Excavation and construction, Riyadh © Peter Bogaczewicz

Aux yeux du monde, le prince Mohammed ben Salman d’Arabie saoudite porte déjà de nombreuses casquettes : chef suprême de facto, hacker de téléphones portables, orchestrateur de meurtres. Mais lisez le livre de Peter Bogaczewicz, Kingdom of Sand and Cement (Daylight) illustrant la reconfiguration hâtive des riches pays du Golfe, et vous souhaiterez peut-être en ajouter une autre : réalisateur.

Ne prenez pas cela au pied de la lettre. Le prince héritier ne réalise pas de films, du moins pas encore. Mais dans l’un des textes du livre, la journaliste Karen Elliot House suggère que son plan national pourrait être qualifié de cinématographique. Après des décennies au cours desquelles le Royaume a ressemblé à « un film muet mettant en scène une face  tremblotante de législateur octogénaire après l’autre », écrit-elle, il ressemble davantage, désormais, à « un film IMAX en lecture accélérée », fonctionnant selon « un scénario futuriste conçu par le jeune prince. »

On a beaucoup parlé, dans la presse internationale, des conséquences de ce scénario sur la vie quotidienne des Saoudiens (que l’on pense aux femmes, finalement autorisées à conduire, aux cinémas qui ont rouvert après une interdiction de 35 ans, ou encore à l’économie du pétrole basculant dans celle du tourisme et de la technologie). Ce ne sont pas ces mutations culturelles, cependant, qui font l’objet du livre de Bogaczewicz. Il est plutôt centré sur les changements dans l’environnement bâti du pays – les ruines que le prince Mohammad essaie de détruire, et les décors élaborés dans lesquels il mettra en scène la nouvelle grande épopée de son pays.

Cette question préoccupe tout naturellement Bogaczewicz, architecte basé à Toronto et travaillant actuellement dans le Royaume. Dans ce livre, il porte un regard d’architecte sur les lignes et les formes, mais aussi – et surtout, peut-être -, il fait preuve du flair d’un reporter pour un sujet. En l’occurrence, c’est le choc entre passé et futur, nature et progrès, fiction et réalité. « L’ensemble du projet témoigne du type de contraste que vous percevez en ce moment ici », m’a dit Bogaczewicz.


New district Al Amaaria © Peter Bogaczewicz

Ces contrastes sont souvent des discordances, et souvent présents dans une même photo : tas de bouteilles en plastique dans la cour d’une maison en terre abandonnée, campement en ruines d’Al-Ula changé en ville nouvelle, ou encore, ferme écologique pareille à un timbre-poste collé au hasard dans le paysage sablonneux de Wadi Laban. Le message est clair, semble-t-il : adieu le passé, bonjour l’avenir.

Ailleurs dans le livre, cependant, on se croirait à mi-chemin entre les deux : un grand cratère dans le sol, à Riyad, où un nouveau bâtiment sera érigé, des pans de montagnes entiers détruits pour laisser place à des routes, de vastes étendues de terre fraichement nivelée, comme une toile vierge en attente de quelque chose.

C’est tout à fait surréaliste, et il en va de même lorsque les constructions sont achevées, comme on peut le voir dans d’autres photos de Bogaczewicz, du projet « Gulf Futurism » conçu par l’artiste Sophia Al Maria, avec ses centres commerciaux, gratte-ciels et infrastructures d’une perfection déconcertante. Dans un cadre composé, pour l’essentiel, de terrains non exploités et d’immeubles d’habitation d’un beige terne, la Kingdom Center Tower semble s’être glissée à l’arrière-plan comme si l’image avait été réalisée sous Photoshop. À moins que la tour ne soit réelle – et que le paysage délabré qui l’entoure soit, en fait, rapporté ? Laquelle des deux est la véritable Arabie saoudite ? Plutôt que des contrastes, ce sont des contradictions qu’appréhendent ces plans d’ensemble.


Meridian Gate, Palace of Ming and Qing Dynasties, Hengdian World Studios © Mark Parascandola

On découvre des incongruités similaires dans un autre livre publié par Daylight, Once upon a time in Shangaï de Mark Parascandola. Cet ouvrage examine, lui aussi, les efforts gigantesques et souvent déroutants d’un pays pour se réinterpréter lui-même à travers son environnement bâti. Mais dans ce cas, parler de cinéma n’est pas qu’une métaphore : en Chine, le facteur de changement est l’industrie cinématographique elle-même.

À l’instar de l’industrie de la construction en Arabie saoudite, l’industrie cinématographique chinoise a connu une croissance considérable en quelques décennies seulement. Jusque dans les années 1980, souligne le professeur Michael Berry de l’UCLA dans le texte qu’il a écrit pour le livre, l’industrie était entièrement gérée par l’État et les films étaient réalisés dans quelques studios qui étaient la propriété de celui-ci. À mesure que le pays s’intégrait à l’économie de marché mondiale, des sociétés de cinéma et des studios de production privés ont vu le jour. Aujourd’hui, les blockbusters chinois réalisés localement font plus d’entrées que les films hollywoodiens.

Le tournage de tous ces films a modifié la configuration du paysage chinois, comme le montre Parascandola dans ses photos des immenses décors de cinéma. Les premiers studios Hengdian World, par exemple, bâtis sur des terres agricoles dans les années 1990, sont devenus les plus grands au monde, avec une réplique grandeur nature de la Cité interdite. Dans tout le pays, des studios tout aussi ambitieux ont construit des décors de la taille de villes, peuplés de bâtiments parfaitement achevés, soignés dans leurs moindres détails, que des foules de touristes paient pour visiter.


Lunch Break, Shanghai Film Park © Mark Parascandola

L’industrie cinématographique chinoise n’est pas seulement un projet économique. C’est aussi une machine politique conçue, autrefois, pour façonner les cœurs et les esprits, donner une certaine vision du pays et de son gouvernement. À l’exemple de Hengdian, de nombreux studios chinois, obéissant à une logique dissimulée, ont construit des décors grandeur nature de scènes extérieures illustrant des épisodes de l’histoire du pays : « Cela, dit Parascandola, tient en partie au fait qu’il y a une censure active des films et autres médias en Chine. On est moins susceptible de se heurter aux censeurs si l’on situe son histoire dans le passé, parce qu’on est moins susceptible de développer une réflexion sur les dirigeants ou les problèmes actuels. »

Les photos de Parascandola n’ont pas pour but de faire admirer la taille de ces décors ni savourer leur souci du détail, mais de détruire habilement et subtilement l’illusion qu’ils représentent. Une photo de la fausse Cité interdite, par exemple, montre des immeubles d’habitation et un terrain de football en arrière-plan. Par ailleurs, les acteurs en costume historique sont souvent photographiés pendant leur pause – en train de dormir, de déjeuner ou de regarder leur téléphone. Lorsqu’ils jouent leur rôle, Parascandola inclut souvent des caméramen  et autres membres de l’équipe dans le cadre.

Once upon a time in Shangaï et Kingdom of Sand and Cement se situent dans des contextes politiques et historiques très différents. Mais en un sens, Parascandola et Bogaczewicz transmettent un message similaire : lorsque les pouvoirs mettent en scène un beau spectacle, l’objectif de l’appareil photo peut toujours nous laisser entrevoir ce qui se passe derrière le rideau.


Stunt Show, Huzhou Film and Television City © Mark Parascandola

Farm. Wadi Laban © Peter Bogaczewicz

Kingdom Center Tower, Riyadh © Peter Bogaczewicz

Between Takes, Xiangshan  Film and TV City, Ningbo © Mark Parascandola

Par Jordan G. Teicher

Kingdom of Sand and Cement 

Publié par Daylight Books

Photographies de Peter Bogaczewicz, Préface d’Edward Burtynsky, Essai de Karen Elliott House et Rodrigo Orrantia

$50, 144 pages

Once Upon a Time in Shanghai

Publié par Daylight Books

Photographies de Mark Parascandola, Essai de Michael Berry 

$45, 148 pages

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