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David Goldblatt et le livre qui existe malgré tout

David Goldblatt et le livre qui existe malgré tout

Réédition du chef-d’œuvre ignoré de David Goldblatt, Some Afrikaners Photographed.

En 1975, lorsque le photographe sud-africain David Goldblatt publia son livre, Some Afrikaners Photographed, il ne se vendit pas. Seuls 1 000 exemplaires avaient été imprimés, et ceux-ci quittèrent vite les rayons pour rejoindre les piles des livres soldés.

Peut-être était-ce prévisible. Après tout, la maquette du livre de Goldblatt avait essuyé un refus d’édition après l’autre, à New York ; en fait, le livre ne put voir le jour que  grâce à un mécène au grand cœur, qui ne se souciait pas de récupérer sa mise. Un éditeur sud-africain tenta de le republier en 2006 mais, encore une fois, le livre eut peu d’écho.

Donc pourquoi rééditer, après 45 ans, un ouvrage ayant rencontré une indifférence retentissante ?

Du livre Some Afrikaners Photographed publié par Steidl © David Goldblatt

Tout d’abord, parce que Goldblatt est devenu l’un des photographes les plus célèbres de l’histoire de l’Afrique du Sud , et le premier Sud-Africain à bénéficier d’une exposition personnelle au Museum of Modern Art de New York. Il a remporté à la fois le prix Hasselblad de la photographie et le prix Henri Cartier-Bresson, et à sa mort en 2018, à l’âge de 87 ans, le British Journal of Photography, le New York Times, le Washington Post, entre autres, lui ont longuement rendu hommage dans leurs colonnes.

C’est également parce que Some Afrikaners Photographed a poursuivi sa route de manière remarquable. Il est difficile de dire si c’est en raison du changement dans le paysage politique d’Afrique du Sud (l’apartheid a pris fin en 1994), ou parce que notre vision de la photographie a rejoint la vision lucide de Goldblatt, ou pour ces deux raisons que des collectionneurs, aujourd’hui, dépensent plus de 2 000 $ pour une édition originale. En juin, grâce à la réédition de Steidl, cet ouvrage considérable, plein de nuances et d’une beauté à couper le souffle – ce livre qui existe en dépit de tout – va connaître une autre vie.

Loin de la ligne de front

Les grands-parents de Goldblatt avaient fui la Lituanie dans les années 1890 pour échapper à la vague d’antisémitisme. Ils s’étaient installés en Afrique du Sud, et avaient ouvert une boutique de vêtements à Randfontein, à 40 km à l’ouest de Johannesburg. Dans une Afrique du Sud gouvernée par les blancs, Goldblatt semblait être bien accepté, mais en tant que Juif, il se sentait parfois comme un étranger dans un pays où régnait le racisme (certains ayant même des sympathies nazies).

Travailler dans le magasin familial fit connaître beaucoup de monde à Goldblatt – dont des Afrikaners, qui étaient souvent, comme il l’écrira dans le livre, « racistes dans l’âme… [ne faisant] aucun secret de leur attitude envers les Noirs, qui au mieux [étaient à leurs yeux] des enfants ayant besoins d’être guidés et corrigés, au pire des sous-hommes. » Malgré cela, explique-t-il, il jugeait les Afrikaners d’une manière qui l’étonnait lui-même : « Il y avait une franchise chaleureuse et une simplicité chez nombre d’entre eux »qualités qu’il appréciait.  Goldblatt nous dit également qu’il était « très troublé par les sentiments contradictoires de sympathie, de répulsion et de peur que ces rencontres avec des Afrikaners suscitaient en [lui]. »

Du livre Some Afrikaners Photographed publié par Steidl © David Goldblatt

Comme on le sait, le grand art naît souvent du tiraillement entre des émotions contradictoires. Finalement, Goldblatt quitta la boutique familiale pour explorer ces émotions, et observer plus profondément les Afrikaners. « C’est avec l’appareil photo, écrit-il, que je voulais faire cela. »

De nombreux photographes, à l’époque, se focalisaient sur la barbarie choquante et sélective de l’apartheid, fournissant les magazines en images spectaculaires. Mais plutôt que d’immortaliser des clubs de billard animés et des corps flasques, Goldblatt s’intéressa aux conditions de la vie quotidienne et aux valeurs bien ancrées sous-tendant la violence, choses plus difficile à fixer sur la pellicule. Et donc, loin du troupeau des photographes tapis sur une ligne de front chaotique, Goldblatt prit une autre direction : « Je me suis intéressé à la possibilité, photographiquement parlant, de suggérer calmement les choses. »

Pour réaliser Some Afrikaners, il voyagea et photographia pendant près de dix ans, explorant, grâce à son Leica et sa chambre, les structures raciales et sociétales de la vie en Afrique du Sud, ainsi que ses propres émotions contradictoires. Et tout en observant les Afrikaners, il saisissait, dans l’ombre de ses portraits tranquilles, de ses paysages et de ses scènes domestiques, ce qui alimentait les tensions raciales ainsi que, parfois, la suggestion inattendue d’une intimité entre les races.

La complexité du désespoir

Dans les 240 pages du livre, Goldblatt évite les caricatures faciles en livrant des images qu’il faut parfois un certain temps pour appréhender. Telle que celle d’un interminable mur de ferme en pierre que deux esclaves mirent 13 ans à bâtir, comme l’indique la légende de Goldblatt, ou encore d’un Afrikaner, assis confortablement sur sa chaise tandis que derrière lui, plongé dans l’ombre, un homme noir torse nu qu’on distingue à peine s’active à la besogne.

Du livre Some Afrikaners Photographed publié par Steidl © David Goldblatt

Et bien que le livre nous montre des membres de la classe insouciante – réunis sous un parasol dans des bikinis à la mode, se relaxant devant une vidéo aux lumières clignotantes –, on ne perçoit jamais les images comme une propagande anti-apartheid. En fait, la plupart des Afrikaners photographiés par Goldblatt sont pauvres – agriculteurs, cheminots, ouvriers d’usine et propriétaires de magasins. Et les visages tachés de terre, les ongles sales, les tasses ébréchées, les murs nus révèlent la maigreur des ressources tirées d’un environnement difficile. L’impression de désespoir est profonde. La « Mère migrante » de Dorothea Lange s’intégrerait parfaitement au décor. Mais au moment même où notre sympathie pour les blancs qui travaillent dur commence à augmenter, la photographie suivante provoque l’impression opposée : un enfant noir aux pieds nus poussant un enfant blanc dans un go-kart sur un long chemin de terre. Les photos de Goldblatt sont, d’une certaine manière, chargées de sympathie et de condamnation, et cela dans la même image, parfois.

La remarquable photographie qui figure en couverture du livre laisse apparaître toute cette complexité. Un retraité blanc aux yeux tristes pose à côté de l’enfant noir de son serviteur, qui couvre timidement la moitié inférieure de son visage. Une ligne traversant le mur peint, derrière eux, divise l’image en deux. L’enfant se tient juste au-dessous d’une vieille photo; par la légende, nous apprenons que l’homme, sur cette photo – la seule qui décore le mur – n’est pas l’ancêtre du retraité, mais le premier mari de sa femme.

Dans cette photographie comme dans bien d’autres, nous pouvons voir le sens exquis de la composition de Goldbatt et son amour de la subtilité ; nous comprenons qu’il a pris le temps de connaître ses sujets dans leur environnement. Le livre lui-même, d’un format de 26 x 28 cm, lourd dans les mains et joliment relié, enseigne magistralement la manière de faire un long récit photographique, avec son rythme mesuré, l’échelle et le séquençage de ses images, le large spectre des émotions qu’il suscite, le dialogue des images entre elles, qui élabore progressivement un sens complexe. Contrairement à Segregation Story, le livre brillant et foisonnant de couleurs de Gordon Parks sur le racisme au cours des années 1950, dans l’Amérique du Sud de Jim Crow, celui de Goldblatt est entièrement noir et blanc. « La couleur, explique-t-il, était trop douce. »

Du livre Some Afrikaners Photographed publié par Steidl © David Goldblatt

La fille du photographe

L’Afrique du Sud, bien sûr, a radicalement changé au cours du dernier demi-siècle, et le livre de Goldblatt a lui aussi évolué. L’image de couverture originale, par exemple, avait un caractère sérieux (un homme sévère au regard sombre), à l’opposé de la version de 2006  (une jeune femme joyeuse arrangeant ses cheveux). La nouvelle couverture est de loin l’image la plus complexe, la plus envoûtante. Il y a 20 photos de plus dans la version de 2020 que dans la première et, heureusement, toutes les légendes ajoutées par Goldblatt en 2006 sont conservées. « Les légendes racontent comment les photos ont été prises, a déclaré à Blind la fille de Goldblatt, Brenda. Ce qu’il n’aurait pas fait en 1975. C’était un homme différent [en 2006], plus confiant en lui. » Cette confiance explique pourquoi beaucoup moins de photos sont recadrées dans les versions ultérieures du livre : Goldblatt, plus sûr de ses compétences, ne jugeait plus qu’il devait guider par la main le lecteur vers les détails importants.

En 2018, dans la semaine qui précéda la mort de David Goldblatt, le légendaire éditeur de livres photo Gerhard Steidl vint le voir. « Nous nous sommes assis autour de la table, chez mes parents, et nous avons dressé une liste des livres que David voulait publier », se souvient Brenda Goldblatt. « Il a estimé que ce livre faisait partie de son héritage photographique. C’est un travail dont il était extrêmement fier. »

Du livre Some Afrikaners Photographed publié par Steidl © David Goldblatt

Brenda se trouvait, le jour de notre entretien, avec sa mère de 86 ans (« ma mère souffre depuis longtemps ; elle a dû l’accompagner durant toutes ces années ».) Interrogée sur la postérité de son père, elle a réfléchi un instant, puis elle a déclaré : «  De nombreux amis m’ont dit que c’était le premier livre qui leur montrait quelque chose qu’ils n’avaient jamais vu – des Afrikaners dotés ou non d’un pouvoir -, ainsi qu’une manière de regarder. » Et elle s’est arrêtée de nouveau. « Mais je pense que mon père dirait : “C’est l’enregistrement d’une époque et d’un lieu, et dans la mesure où il a un certain niveau de clarté et de perspicacité, c’est un enregistrement précieux. Mais tout est dans l’œil du spectateur.” »

En fin de compte, le but du photographe n’était pas de fixer sur la pellicule et de cataloguer tous les Afrikaners, ni de faire une grande déclaration sur l’état des relations entre les races. Comme l’écrit Goldblatt dans l’élégante introduction du livre, « j’avais besoin de saisir quelque chose de ce qu’un homme est et devient, dans toute ses particularités et celles de ses briques et de ses parcelles de terre… et de tout intégrer dans une photographie. Faire ceci, et découvrir les formes, les nuances de ses amours et de ses craintes ainsi que des miennes serait suffisant. » C’est une mission ambitieuse que se donnait le jeune photographe en 1963, mission dont ses images, un demi-siècle plus tard, sont restées à la hauteur.
 

Par Bill Shapiro

Bill Shapiro est l’ancien rédacteur en chef du magazine Life ; il écrit à propos de

la photographie.

David Goldblatt, Some Afrikaners Photographed

Publié par Steidl 

$60

240 pages, 109 images

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