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Martha Cooper, archiviste de l’underground new-yorkais

Martha Cooper, archiviste de l’underground new-yorkais

L’exposition intitulée Taking Pictures, à Berlin, retrace l’illustre carrière photographique de Martha Cooper durant soixante années. Avec ce flashback sur les années 1980, nous entrons dans l’intimité de la mythique scène graffiti new-yorkaise.

Dès 1981 et 1982, Martha Cooper se glisse dans les gares à la faveur de la nuit pour photographier les graffeurs les plus légendaires de New York, tandis qu’ils brandissent leurs bombes aérosol et couvrent de chefs-d’œuvre les rames du métro. Toute menue, se faufilant dans un trou de la clôture en grillage, la photographe circule agilement entre les énormes wagons en acier. Elle est prompte à disparaître sous l’un d’eux si un employé du métro passe, et évite avec le plus grand soin le rail de traction, traversé en permanence par un courant de 600 volts.

Skeme, Bronx, NYC, 1982 © Martha Cooper 

Martha Cooper prends le temps de viser. Devant elle, des graffeurs tels que Dondi, Dez, Daze Skeme, Min, Shy et Lady Pink passent une nuit fébrile à peindre leurs noms sur un wagon, comme sur une « toile » de 15m de long sur 4m de haut. « Il faisait si sombre », se rappelle Martha Cooper, « qu’ils ne pouvaient même pas voir la couleur de la peinture sans allumer des allumettes – au risque de faire exploser leurs bombes. »

Dire des graffitis qu’ils « défient la mort » ne serait pas exagéré, car de nombreux graffeurs sont morts ou ont été gravement blessés dans leur quête de reconnaissance. Dans le New York des années 1980, ce sont souvent des adolescents, prêts à tout risquer pour ce qu’ils aiment. Martha Cooper est alors tout aussi audacieuse, malgré ses presque quarante ans. Première femme photographe au New York Post, elle démissionne en 1980 pour consacrer plus de temps à son travail sur les graffitis.

« J’étais ambitieuse », dit Martha Cooper, « et le Post ne me suffisait pas. Je voulais travailler pour National Geographic » – ce légendaire magazine photo où elle la première femme à faire un stage, en 1968. Martha Cooper pense alors que son portrait de l’underground artistique new-yorkais va la catapulter au sommet de la scène de la photographie documentaire, mais les choses ne se passent pas comme prévues.

 180th Street platform, Bronx, NYC 1980 photo © Martha Cooper 

Trouver l’inspiration

L’exposition intitulée Martha Cooper : Taking Pictures retrace l’illustre carrière photographique de Martha Cooper durant soixante années. Cette carrière débute pour de bon lorsqu’elle cesse de cataloguer des objets au Peabody Museum of Natural History de Yale pour devenir photojournaliste. Son arrivée à New York, en 1975, coïncide avec la débâcle de la ville, et Martha Cooper se réjouit de cette atmosphère anarchique d’où sont issus certains des mouvements artistiques les plus influents de la fin du XXe siècle.

Engagée par le Post en 1977, Martha photographie toutes sortes de choses, des scènes de crime aux célébrités. Mais ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est raconter par l’image, capter des moments essentiels de la vie qui sont propres à New York  – par exemple, cette scène idyllique de baigneurs bronzant sur les ruines d’une jetée effondrée dans la rivière Hudson, tandis que des voitures roulent sur la Douzième avenue.

East New York Brooklyn, NYC 1978 © Martha Cooper

Une sélection de cette série, publiée plus tard sous le titre New York State of Mind (powerHouse Books) est présentée dans l’exposition, ainsi que des photographies de Street Play ( From Here to Fame), une série de charmantes vignettes représentant des enfants dans les rues du Lower East Side, réalisées par Martha Cooper lorsqu’elle travaille au Post, sur South Street.

Un jour de 1979, un jeune garçon nommé Edwin, que Martha Cooper a photographié avec ses pigeons sur le toit d’un immeuble, lui montre un carnet où il a dessiné un tag: « HE3 ». Il désigne un mur où ce même tag est graffé, expliquant que c’est lui qui l’a peint. « Ce fut comme une étincelle dans mon esprit », dit Martha Cooper.

Bronx, NYC 1982 © Martha Cooper

Le roi est mort, vive le roi

Edwin propose de présenter Martha Cooper à un « roi », et ils se rendent dans l’East New York pour rencontrer Dondi White (1961-1988), l’un des graffeurs les plus influents de tous les temps. « Quand je me suis présentée, Dondi savait qui j’étais : il avait découpé dans le Post la photo que j’avais prise d’un enfant sur une balançoire et l’avait collée dans les premières pages de son black book (carnet de croquis), parce qu’on voyait son œuvre sur le mur. »

Plus tard, cette année-là, Martha Cooper retourne dans l’East New York pour photographier Dondi dans sa chambre avec ses amis. Ils sont en train d’écouter de la musique, de boire des bières, de feuilleter des albums photo remplis de graffitis et de dessiner dans leurs carnets. « Dondi évoquait sans arrêt de grandes œuvres que je n’avais jamais vues – des voitures peintes tout entières, de haut en bas – et je n’avais aucune idée de ce dont il parlait », dit Martha Cooper. Elle se rend alors dans le Bronx, sur la 180ème rue pour aller observer les trains, et découvrit de toutes nouvelles œuvres de Lee et Blade. « Les premiers jours, j’ai pris quelques unes de mes meilleures photos  et cela a été l’impulsion. C’est comme attraper une baleine quand on pêche pour la première fois ! »

La chambre de Dondi, Brooklyn, NYC 1979 © Martha Cooper 

Le livre qui a changé le monde

Martha Cooper se rend vite compte qu’elle n’a pas le temps de tout faire, chasser le gros gibier et travailler pour gagner sa vie: elle démissionne donc du Post pour être libre et se consacrer à la scène graffiti. Rapidement, elle rencontre presque tous les grands graffeurs de l’époque, et les photographie souvent en train de peindre, alors que son cliché est est une preuve du délit. « Je crois que l’idée que cela les rendrait célèbres passait avant [leurs craintes]. »

Considérant les graffitis comme un fléau, les médias dominants rejetent pourtant, dans l’ensemble, le travail de Martha Cooper. Mais bientôt, le destin lui est favorable : elle rencontre Henry Chalfant, un autre photographe des graffitis new-yorkais, et ils publient ensemble Subway Art (Henry Holt, 1984), un petit livre broché qui laisse la critique et le public indifférents lors de sa sortie. Mais au fil des ans, le livre devient un phénomène culte : il se vend à plus d’un quart de million d’exemplaires, et rend les graffitis populaires dans le monde entier.

Lower East Side Manhattan, NYC 1978 © Martha Cooper

Mais Martha Cooper ne se doute pas que l’on révérait ses photos. Ce n’est qu’en 2004, avec la publication de Hip Hop Files : Photographs 1979-1984 (From Here to Fame), qu’elle apprend le véritable impact de son travail. Durant les vingt dernières années, Martha Cooper a collaboré avec divers graffeurs et artistes de rue, voyageant dans le monde entier pour photographier des œuvres aussi bien légales qu’illégales. Le film documentaire, Martha : A Picture Story, s’ouvre sur des images de Martha Cooper traversant en courant une gare, en Allemagne, avec le célèbre 1UP Crew, aussi déterminée qu’elle l’était il y a quarante ans.

Tout cela tient peut-être au grand professionnalisme de Martha Cooper, en même temps qu’au respect mutuel qui la lie aux graffeurs. « Je n’ai approché les graffeurs que pour les photographier. Je n’étais pas l’observateur qui participe à la scène. Je ne suis pas intervenue pour aider à porter les pots de peinture. J’ai voulu être une sorte de mouche sur un mur – c’était ma manière de voir les choses. Tout ce qui comptait, c’était de prendre une bonne photo. »

Martha Cooper photographiée par Nika Kramer 

Par Miss Rosen

Miss Rosen est journaliste. Basée à New York, elle écrit sur l’art, la photographie et la culture. Son travail a été publié dans des livres, des magazines et sur des sites, notamment Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice.

Martha Cooper : Taking Pictures

Jusqu’au 1er août 2021

Urban Nation Museum for Contemporary Art

Bülowstraße 7, 10783, Berlin, Allemagne

Couverture: Keith Haring Lower East Side, NYC 1982 © Martha Cooper

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