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Quand les reporters de guerre documentent la paix

Quand les reporters de guerre documentent la paix

Le photographe Gary Knight et la VII Foundation publient un nouveau livre photo, Imagine : Penser la paix (Imagine: Reflections on peace). Un recueil de 200 images et une réflexion réalisée avec plusieurs photoreporters et journalistes sur la construction imparfaite de la paix.  

Les Palestiniens fuient l’attaque, Beyrouth, Liban 1976. Jusqu’à 1 500 Palestiniens sont morts dans le massacre de Karantina par des hommes armés chrétiens falangistes. © Don McCullin

« Pendant trente ans, la guerre a été ma vie ». Rongé par les conflits, Gary Knight a passé des années à couvrir la guerre. Elle a consumé certains de ses amis. Lui aussi. « En avril 2003, quelques jours après être rentré chez moi après l’invasion de l’Irak, je me suis penché avec un ami proche sur les photographies que j’avais prises là-bas. L’invasion de l’Irak a été un tournant personnel et le dernier acte de ma carrière de journaliste consacrée à photographier la violence. J’en étais épuisé », confie-t-il. Plusieurs années de réflexion. D’interrogations. Comment pérenniser la paix dans des territoires où la guerre est une vieille amie ? Gary Knight dédie ce livre à ceux qui subissent la guerre en espérant la paix. À ceux qui ont le courage de construire la paix. Une œuvre d’espoir sans être un éloge des temps de paix. Trois ans de travail réalisé avec des grands noms du photojournalisme.

Cagoules dans la ruelle. Derry, Nord de l’Irlande, 1996 © Gilles Peress

Comment montrer la paix ?

Pas de tir de mortier, pas de douilles jonchant le sol près de corps inanimés, pas de caravanes de civils fuyant les villes embrasées… La paix n’est pas spectaculaire. La paix n’explose pas. Discrète et invisible.  « La guerre n’est pas compliquée à imaginer ou à photographier. La paix, c’est l’absence de guerre, c’est un vide beaucoup plus difficile à représenter », décrit Gary Knight. La guerre fait la Une, fait parler, fait vendre. « Je crois que l’industrie des médias ne célèbre ni ne récompense la représentation de la normalité ou de la paix de la même manière qu’elle récompense les reportages sur la guerre. Tout comme la société ne célèbre pas autant les pacificateurs que les généraux et les soldats », analyse le photographe. Alors les images ne suffisent pas. Il faut expliquer, écrire, témoigner. « Au fur et à mesure que nous développions l’idée du projet, nous nous sommes rendu compte que nous avions besoin de plus de textes et de voix plus diverses que les seuls journalistes. »

Beit Beirut a récemment ouvert ses portes en tant qu’espace d’exposition et mémorial de la guerre civile. Lors de travaux de rénovation, Mona El-Hallak, architecte et militante pour la préservation du patrimoine, a découvert 11 000 négatifs photographiques – pour la plupart des portraits datant des années 1950 aux années 1970 – dans un studio de photographie au rez-de-chaussée. Les visiteurs sont invités à emporter un tirage photo et à tenter de retracer la personne sur le portrait. © Nichole Sobecki

Sur plus de 400 pages, le lecteur revient en arrière pour mieux comprendre l’état des lieux actuel. Flashback sur les zones de conflits de la fin du XXe siècle. Une douzaine de journalistes, sept photographes et six écrivains sont retournés sur le terrain pour rembobiner. Dans les pays qu’ils ont couverts pendant des mois, parfois des années : l’Irlande du Nord, le Cambodge, la Colombie, le Rwanda, la Bosnie-Herzégovine ou encore le Liban. On marche alors le long des murs criblés de balles de Sarajevo avec Ron Haviv, dans les ruelles embrumées de Derry parcourues par Gilles Peress, sous les flammes de Beyrouth de Don McCullin ou encore entre les écolières de Mossoul, photographiées par Nicole Tung… Pour chaque pays, les images d’hier et d’aujourd’hui s’entrechoquent et dialoguent.

Graffiti sur un mur à l’extérieur de Sarajevo. © Ron Haviv

Le Cambodge derrière la carte postale

Le Cambodge. Premier fait d’arme de Gary Knight. Il y a 45 ans. Le jeune photographe découvre un pays mis à genoux par la barbarie des Khmers Rouge lors des conflits des années 1980-1990. Il est retourné dans ce pays pour rencontrer les habitants, partager leurs espoirs de paix dans un territoire où le passé Khmers est encore vif. Un long travail d’enquête réalisé en collaboration avec le photojournaliste français Roland Neveu, autre grand témoin du Cambodge de Pol Pot. Gary Knight résume la situation actuelle ainsi : « Le Cambodge connaît une amélioration par rapport à l’époque des Khmers rouges, mais ce n’est guère mieux. Le régime actuel – un collectif criminel d’anciens officiers Khmers- est totalement corrompu. Ils ont pillé le pays, assassiné les opposants et dirigent le Cambodge comme un fief privé sans égard pour la dignité humaine et les droits de l’homme. » Pourtant le pays semble au premier regard apaisé, débarrassé du conflit, porté par le tourisme. « Le Cambodge n’est plus en guerre et en surface tout semble harmonieux. Une carte postale parfaite. Mais si vous grattez sous la façade, vous verrez rapidement qu’il y a d’immenses problèmes politiques et sociaux », explique le photojournaliste.

Ouest de Mossoul, Irak, novembre 2018. Des écolières arrivent dans une école récemment rouverte. Pour de nombreux étudiants, c’est la première fois qu’ils peuvent fréquenter l’école depuis des années. © Nicole Tung
Une combattante des FARC lave ses vêtements lors d’une escale de nuit dans la ville de Rio Mina, dans la région de Upper Naya. Rio Mina a été l’épicentre d’un massacre commis par des paramilitaires en 2001 au cours duquel jusqu’à 110 civils ont été tués © Stephen Ferry

Gary Knight a rencontré des familles, des anciens, des enfants de la guerre, qui se battent aujourd’hui pour faire perdurer la paix. Roeung Heng est un ancien soldat Khmer. Gary Knight le photographie de face, torse-nu, cicatrices sur le corps, tatouage sur les bras et le torse. Roeung Heng a été contraint de s’engager car le régime contrôlait son village. « Les choses sont à présent bien différentes. Le tourisme de masse à Siem Reap a amélioré l’économie, mais le niveau de moralité s’est affaibli. Il y a un gros problème de drogue chez les jeunes, les amphétamines sont partout en ville, et le respect des personnes âgées a diminué », témoigne-t-il. Et puis il y a Sophary Sophin. Sa tête sort à peine d’un épais et large plastron. Elle est coiffée d’un casque à visière. Sophary Sophin est démineuse. Gary Knight raconte cette rencontre marquante avec la jeune fille : « Nous l’avons rencontrée au siège de l’organisation de déminage pour laquelle elle travaille. En dépit d’être jeune et féminine, elle était clairement le chef de file de la salle vers qui tout le monde se tournait, ce qui est très inhabituel au Cambodge. Elle est incroyablement courageuse et s’exprime politiquement, ce qui est également rare et à très haut risque dans le pays. » Sous les visages, défilent les témoignages. Les clichés de Gary Knight sont en noir et blanc pour « donner un sentiment de continuité » avec son travail réalisé dans les années 80. « En 1989-92 j’ai choisi le noir et blanc car il était moins cher (j’étais extrêmement pauvre) et je n’étais pas un photographe couleur très accompli car je n’avais pas les moyens de m’entraîner avec », explique-t-il. 

Alep, Syrie, novembre 2012. Combattants de l’armée syrienne libre en première ligne. Avec un accès limité aux armes, les rebelles de la FSA ont eu recours à la fabrication de leurs propres armes. © Nicole Tung

« La paix est compliquée et désordonnée »

Si ce projet d’envergure n’est pas un portrait naïf de la paix, il porte un message d’espérance, de résilience. La paix se gagne, davantage que la guerre. « La paix est compliquée et désordonnée et exige une quantité incroyable de courage, de travail acharné et de compromis à faire. Il est important de comprendre cela, et il est plus important de comprendre qu’une fois que l’encre est sèche sur le traité de paix, le travail commence vraiment et que la paix reste fragile pendant des générations », insiste Gary Knight. Tout ce travail a aussi été une réflexion intérieure sur son métier. Son rôle dans la société en tant que rapporteur d’image. « En couvrant la guerre, j’espérais contribuer à un dialogue qui pourrait permettre à nos sociétés de moins regarder les conflits comme un moyen de satisfaire notre avarice et notre ambition. Je pense que quiconque est plongé dans l’expérience de la guerre a des espoirs de paix, mais pour être tout à fait honnête, je n’ai jamais accordé beaucoup de considération à ce à quoi ressemblerait cette paix, je l’ai juste imaginée comme la fin de la violence », détaille-t-il. A travers ces portraits, ces témoignages, ces analyses, cet ouvrage nous livre un éclairage essentiel sur la situation mondiale et nous rappelle que la paix est un combat acharné, et de chaque instant.

Sophary Sophin, ingénieur en neutralisation des bombes, et sa sœur Boran Sophin. Parmi les jeunes femmes qui s’éloignent des rôles féminins traditionnels dans la société patriarcale se trouvent les sœurs Sophary Sophin et Boran Sophin. Sophary raconte son histoire à Gary Knight et Jon Swain dans l’essai suivant. «Je donne des cours sur l’éducation des mines, le danger des mines terrestres. Je fais de mon mieux », a déclaré Sophary. «Je pense que certains parents comprennent ce que j’ai fait, car parfois dans mon village, ils viennent me voir et me disent: “Je veux vraiment que ma fille soit comme vous.” Je dis: “Envoyez-la à l’école.” » © Gary Knight
Un soldat du FPR (Front patriotique rwandais) avançant dans le district de Gikoro. Rwanda. 1994 © Jack Picone

Par Michaël Naulin

Michaël Naulin est journaliste. Passé par les rédactions de presse régionale et nationale, il est avant tout passionné de photographie et plus particulièrement de photoreportage.

Imagine : Penser la paix
408 pages, 200 photos, 45.00€ / $49.95
Livre disponible ici.
Ce livre fait partie d’un projet plus vaste qui comprend une série d’expositions, dont une exposition d’ouverture au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge à Genève jusqu’au 10 janvier 2021. 

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