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Entre le ruisseau et la prairie

Entre le ruisseau et la prairie

Pour renouer les liens avec son pays natal, illustrer l’identité et le regard des différentes générations sur la Slovaquie, Michaela Nagyidaiová a entrepris de parcourir ses régions. Partant sur la piste des souvenirs de vacances de ses parents sous le régime socialiste, c’est sa propre enfance qu’elle explore également. 

De la série By the Creek, Opposite of a Meadow, 2020 © Michaela Nagyidaiová

Un jour, j’étais au téléphone avec ma mère, qui habite à Bratislava. Après avoir bavardé de choses et d’autres pendant une heure, nous nous sommes soudain mises à discuter du socialisme en Slovaquie, de ses limites, et de ses effets sur mes parents lorsqu’ils étaient adolescents. Parfois, ils me racontent des histoires de ce temps-là, lorsqu’ils écoutaient clandestinement Radio Free Europe et ne pouvaient pas franchir la frontière pour aller passer ne serait-ce qu’une seule journée à Vienne, comme nous le faisons depuis ma naissance. Et avec la passion que l’on peut avoir à parler de politique, nous avons encore évoqué le socialisme pendant une heure. 

De la série By the Creek, Opposite of a Meadow, 2020 © Michaela Nagyidaiová

Quelques jours plus tard, j’ai rappelé ma mère, et lui ai demandé des photos de ses vacances en Slovaquie lorsqu’elle était jeune, avant la chute de l’URSS. J’ai découvert les souvenirs de voyage de mes parents – vallées magiques, villes anciennes, forêts mystiques ou rives de lacs – à une époque que je n’avais pu connaître, avant 1989, lorsque la liberté de se déplacer, même au sein du pays, était très restreinte. Le droit de voyager et « voir le monde » n’était accordé que dans des cas très spéciaux. Ainsi, mon projet est une sorte de « carte des utopies », qui montre à la fois d’anciens souvenirs de voyage de mes parents en Slovaquie et les lieux où j’ai passé ma propre enfance.

De la série By the Creek, Opposite of a Meadow, 2020 © Michaela Nagyidaiová

J’ai noté tous ces lieux au dos de ces photos de vacances pour m’y rendre et les redécouvrir. En voiture, j’ai parcouru des routes étroites qui m’ont conduites au cœur de la Slovaquie tandis que le temps changeait peu à peu, devenant plus froid et humide. Je n’étais pas retournée dans cette région, à proximité du parc national de Muránska Planina (Plateau) depuis quelques années, mais la clarté du ciel nocturne, l’odeur des forêts de conifères, le calme pur des lacs étaient restés gravés dans ma mémoire. Je me suis rendue dans le village où habite ma grand-mère, Lost.

De la série By the Creek, Opposite of a Meadow, 2020 © Michaela Nagyidaiová
De la série By the Creek, Opposite of a Meadow, 2020 © Michaela Nagyidaiová

Ce village (aussi appelé Stratená) est très isolé, et sa population décroît sans cesse ; il est entouré de vallées verdoyantes, au coeur du parc national Slovak Paradise. C’est dans ce paysage utopique que vit ma grand-mère, et lorsque je suis allée la voir, je l’ai conduite dans les environs du village qu’elle ne quitte presque jamais, sur les lieux de ma jeunesse et de celle de mes parents. Après avoir passé quelque temps à Stratená, j’ai pris les routes de montagne des Hautes Tatras en direction du nord-est, et j’ai presque atteint la frontière avec la Pologne. Pour fuir la foule de touristes dans les Hautes Tatras et trouver des lieux plus isolés, j’ai pris des routes de forêt.

De la série By the Creek, Opposite of a Meadow, 2020 © Michaela Nagyidaiová

« Mon prochain arrêt: la ville de Košice où mon père est né et où mon grand-père est enterré »

J’ai fait halte dans des villages et des petites villes situés près du parc national Pieniny. En sortant de ma voiture après plus de cinq heures de route, j’ai été accueillie par l’air pur de la montagne, mêlé aux effluves puissantes des dîners que l’on cuisinait, dans les cottages en bois des environs. Parmi les photographies de mes parents, quelques unes avaient été prises ici, mais le paysage me rappelait aussi ma propre enfance. Quand mon frère et moi étions beaucoup plus jeunes, nous passions les vacances d’hiver dans ces montagnes. Au lieu des constructions en béton de notre quartier, à Bratislava, nous étions entourés par la nature gelée où nous passions des matinées tranquilles, tandis que, l’après-midi, nous allions dans le café local à flanc de montagne. Nous séjournions parfois dans un hôtel à l’architecture typiquement post-socialiste, dont je me souviens encore très bien aujourd’hui. Vingt ans plus tard, dans ce même hôtel, au fond de la vallée, j’ai demandé au personnel si je pouvais photographier une grande peinture murale dans la salle à manger. 

De la série By the Creek, Opposite of a Meadow, 2020 © Michaela Nagyidaiová

Le matin de mon départ, un épais brouillard cachait les hautes montagnes elles-mêmes. J’ai fait la halte suivante dans la ville de Košice où mon père est né et où mon grand-père est enterré – la deuxième grande ville de Slovaquie, à la frontière avec la Hongrie. J’ai loué un Airbnb dans un appartement, rue Jesenná (Automne), ignorant que ma grand-mère avait vécu non loin de là. Si je me suis rendue à Košice dans un but familial, la découverte de la ville m’a fait aussi imaginer la jeunesse de mon père, tout particulièrement quand je me suis promenée dans le centre à la recherche de la maison de son enfance. 

De la série By the Creek, Opposite of a Meadow, 2020 © Michaela Nagyidaiová

Vers la fin du mois de septembre, ma mère et moi avons décidé de nous rendre à Žilina, dans le centre de la Slovaquie, pour visiter un très vieil appartement – délabré, me disait-on – qui a marqué sa jeunesse et celle de mon grand-père. Il ressemble à un musée, où flotte l’odeur des temps anciens. Depuis que mon arrière grand-mère est morte, il y a trente ans, mon grand-père a tout laissé en l’état. J’ai trouvé des fleurs fanées sur sa table de nuit, avec quelques pétales encore attachés à la tige. Ses boîtes à bijoux, ses vaporisateurs pour les cheveux, ses parfums, ses vieilles pilules étaient couverts de poussière. Il y avait de nombreux tiroirs secrets dans le salon, où j’ai découvert une vieille bouteille de liqueur de cerises, des journaux locaux des années 1990, le passeport socialiste tchécoslovaque de mon arrière-grand-père, entre autres trésors que je n’ai pu tous examiner. Le temps semblait manquer pour saisir pleinement ce que ce lieu représentait – un retour à « l’autrefois ». En cette fin d’après-midi ensoleillée, nous sommes montées au sommet d’une colline, près de laquelle se trouve une piscine délabrée, très fréquentée lorsque ma mère était adolescente. Nous dominions cette ville où mon grand-père a passé sa jeunesse, et contempler de haut le fleuve Váh, le plus long de la Slovaquie, a été une conclusion très agréable de ce voyage. 

De la série By the Creek, Opposite of a Meadow, 2020 © Michaela Nagyidaiová
De la série By the Creek, Opposite of a Meadow, 2020 © Michaela Nagyidaiová

Ces photographies me font appréhender les vestiges du socialisme, présents de toute part en Slovaquie. Mais elles me permettent aussi de faire revivre les expériences d’une jeunesse vécue à l’ère de l’affrontement entre deux systèmes politiques, le socialisme et la démocratie. Et vu que j’ai encore quantité de photographies à examiner, ce travail est peut-être loin d’être fini.

Par Michaela Nagyidaiová

Michaela Nagyidaiová est une photographe documentaire slovaque basée entre Londres et Bratislava. Elle s’intéresse à la découverte d’histoires personnelles, à l’analyse du lien entre paysage et mémoire, à l’impact du socialisme en Slovaquie et en Europe de l’Est, ainsi qu’à l’identité et au patrimoine ancestral.

Plus d’informations sur Michaela Nagyidaiová ici.

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