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Regards croisés sur l’underground transatlantique

La Galerie Miranda, à Paris, présente une exposition de photographies qui retrace les meilleures années des scènes musicales indépendantes parisiennes et new-yorkaises. Deux façons de célébrer la jeunesse.

Gary Green, Anya & Roxy, NY, 1976  © Gary Green / Galerie Miranda

Fin des années 1970. Début 1980. La culture underground bat son plein à Paris et New York, deux villes où il fait bon faire la fête et où les jeunesses respectives embrassent une nouvelle forme de contestation. A Paris, c’est l’époque de la new wave, des sons électroniques qui se mêlent au rock et au jazz, mais aussi des influences sonores venues d’Afrique. Le mélange. Une lueur d’espoir. Un autre monde par la musique. A New York, comme souvent, la scène musicale indépendante est plus radicale, plus virulente aussi. C’est l’âge d’or du punk. Colère et rejet.

En 1982, le photographe Philippe Chancel, alors âgé de 21 ans, passe un an à documenter les gangs parisiens de jeunes rockeurs, souvent issus de l’immigration. Ils rêvent d’intégration sociale, de liberté, de métissage, et se retrouvent dans la musique et le style vestimentaire charriés par la pop culture américaine des années 1950, rejouant un rockabilly à la parisienne. Cheveux en pompadour, blouson et chaussettes blanches pour les garçons ; queue de cheval, créoles et jupes patineuses pour les filles. Chancel photographie les voitures, les bagarres, les armes mais aussi les tenues, les concours de danse, les concours de baisers, la galanterie et la solidarité entre ces jeunes hommes et femmes, partenaires indispensables, courtisées et respectées.

Philippe Chancel, Rebels, Paris, 1982 © Philippe Chancel / Galerie Miranda
Philippe Chancel, Rebels, Paris, 1982 © Philippe Chancel / Galerie Miranda

A cette même époque de l’autre côté de l’Atlantique, New York sombre depuis plusieurs années dans une crise économique et sociale aiguë, depuis que la ville s’est trouvée au bord de la faillite en février 1975. Le soir, dans les clubs et bars branchés de la ville, des musiciens punk et des artistes d’avant-garde, expriment leur rupture avec le status quo qui leur est imposé. Gary Green, la vingtaine lui aussi, fréquente les boîtes de nuit branchées – Max’s Kansas City, CBGB et le Chelsea Hotel, The Ocean Club, Hurrah’s, Trax… Il photographie sur le vif les artistes qui deviendront des icônes: Lou Reed, Andy Warhol et Joey Ramone, David Byrne, entre autres.

Exposées côte à côte par la galerie Miranda, les séries des deux photographes rappellent les deux époques sociales traversées par Paris et New York, autant qu’elles expriment cette inoxydable attraction culturelle qui lient encore les deux villes. L’exposition met aussi en avant le rôle des femmes au sein de ces courants musicaux: artiste, musicienne, danseuse, partenaire de danse, de concours de baisers, muse, serveuse.

Blind vous propose de revivre cette époque au travers d’une interview croisée avec Philippe Chancel et Gary Green.

Gary Green, David Johansen (New York Dolls), Lou Reed, Andy Warhol, The Bottom Line, New York, 1978 © Gary Green / Galerie Miranda
Gary Green, Patti Smith and Lenny Kaye, Great Gildersleeves, New York, 1980s © Gary Green / Galerie Miranda

Pourquoi avoir photographié la fête et la culture underground?

Gary Green: C’était une période historique et passionnante. La scène musicale était un terrain de jeu photographique parfait: des gens passionnants, de la bonne musique, des vêtements originaux… Tout était très photogénique. Bien sûr, mes photos sont une sorte de journal personnel, parce que je sortais moi-même tous les soirs.

Philippe Chancel: Au début des années 1980, « la sono devient mondiale », pour reprendre le célèbre slogan du magazine Actuel qui s’intéresse alors aux branchés à la recherche d’attitudes nouvelles et de tribus urbaines. Les Vikings et les Panthers sont deux bandes que j’ai suivies pendant plusieurs mois fin 1982 et début 1983: elles m’ont fait pénétrer dans le monde du rock&roll et de ses racines afro-américaines. Elles faisaient la fête aux « soirées d’Albert », un fan des années 1950, le vendredi soir dans une boîte des Grands Boulevards jusqu’à ce que des plaintes répétées viennent mettre fin à cette belle histoire.

Gary Green, DJ, Club 57, New York, c. 1981 © Gary Green / Galerie Miranda
Gary Green, Girls with fake guns, Peppermint Lounge, c. 1980 © Gary Green / Galerie Miranda

Un type de musique et de fête préférées, et pourquoi?

R.G.: Les Ramones et les New York Dolls étaient deux des groupes les plus excitants à voir en live. Blondie aussi. J’aimais traîner chez Max’s Kansas City plus que chez CBGB, mais j’allais partout où la musique était, là où mes amis allaient. Les meilleures nuits étaient celles qui duraient jusqu’à l’aube. De temps en temps, un ami dont la famille possédait un restaurant italien, invitait tout notre groupe après des heures de fêtes, pour se remplir le ventre et continuer à boire. La débauche, mais très amusante. Parfois, nous nous retrouvions au Kiev, un endroit russe ou ukrainien de l’East Village, qui proposait un grand menu avec toutes sortes de friandises d’Europe de l’Est comme le bortsch et la kasha varnishka, une délicieuse kasha grillée avec des nouilles papillon. Ou nous allions dans une gargote polonaise de ce quartier. Je pense qu’une ou deux de mes expériences préférées se sont terminées au petit matin à The Pink Teacup, dans le West Village. C’était un endroit sympa pour la soul-food avec du R&B au juke-box. Poulet frit, côtelettes de porc, etc. Une atmosphère dingue durant des jours.

P.C.: Je suis un enfant du rock. Les idoles des Viking et Panthers étaient Gene Vincent et Fats Domino. Mais très vite les Clash, en Angleterre, Taxi Girl et Téléphone, ou encore Carte de séjour de Rachid Taha en France ont vu débarquer la vague rap sortie des ghetto blaster de Afrika Bambaataa et Grandmaster Glash aux States. La new wave s’en est mêlé aussi.

Gary Green, Deborah Harry, rehearsal at the New York Hilton c. 1976 © Gary Green / Galerie Miranda
Gary Green, Michael “Spider” Sanders (Pure Hell), Georgie Day (the Miamis), CBGB’s, c. 1970s © Gary Green / Galerie Miranda

Une scène qui vous a particulièrement touchée?

R.G.: Aucune idée.

P.C.: Cette soirée mémorable aux Grands Boulevards avec Brian Setzer et son batteur en guest stars qui se sont mis à improviser un de leur tube d’alors. Ce fut un vrai délire de déchaînement rock jusqu’à plus d’heure.

Gary Green, Laura Dean, Max’s Kansas City, New York, New York, 1978 © Gary Green / Galerie Miranda

Une anecdote drôle, incongrue, mémorable ?

R.G.: Un jour, j’étais dans le studio d’enregistrement en train d’attendre des photos de Robert Gordon et Link Wray pour leur deuxième album. Nous étions au Plaza Sound, qui se trouve au-dessus du Radio City Music Hall. C’est un endroit incroyable, et c’est là que les célèbres Rockettes répétaient et dansaient. Bref, j’étais là, et Bruce Springsteen était venu écouter Robert enregistrer une chanson qu’il lui avait donnée et qui s’appelait Fire. (Elle a fini par devenir un grand succès pour les Pointer Sisters, mais pas pour Bob). Bref, j’étais l’un de ses grands fans. J’étais trop timide pour aller le voir et lui dire quoi que ce soit, mais il s’est présenté à moi et m’a demandé comment j’avais commencé la photographie. Il était si sincèrement curieux. Je suppose que c’est pour cela qu’il est un bon parolier: il écoute les gens, leur pose des questions. Quoi qu’il en soit, je l’ai rencontré au moins quelques années plus tard lorsqu’il enregistrait The River. J’étais dans le studio avec Sylvain et son groupe et Bruce est entré dans une sorte de salle de repos du studio et m’a demandé comment ils allaient. Ce qui est étonnant, c’est qu’il se souvenait de moi lors de notre précédente conversation! Depuis, je pense que c’est vraiment quelqu’un de bien et je reste un fan.

P.C.: Un samedi soir, en compagnie d’une dizaine de Vikings et autant de Panthers, nous étions dans le 16eme. J’avais l’adresse par une copine d’alors, d’une fête dans ces beaux quartiers. Elle nous a ouvert la porte d’un grand appartement bourgeois. En guise de fête, cela ressemblait à une réception très guindée et BCBG de la jeunesse dorée. Il fallait voir la tête indescriptible des invités alors que la joyeuse bande faisait semblant de prendre ses aises, et de leur faire peur avant que de déguerpir aussi vite qu’elle était apparue.

Propos recueillis par Jonas Cuénin

« Rebels & Dandys », jusqu’au 26 juin 2021, Galerie Miranda, Paris 10e. Plus d’informations ici.

Philippe Chancel, Rebels, Paris, 1982 © Philippe Chancel / Galerie Miranda

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