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La bourse W. Eugene Smith décernée à Yael Martinez

La bourse W. Eugene Smith décernée à Yael Martinez

Le 17 octobre 2019, le photographe Yael Martinez a reçu la bourse W. Eugene Smith pour son projet intitulé « La maison qui saigne » (The House that Bleeds). Ce prix est l’un des plus anciens en photographie et il est remis chaque année à un photographe dont le travail s’inscrit dans la tradition humaniste de W. Eugene Smith.
Juana Escalante, membre des Rastreadoras del fuerte, en train de fouiller des tombes dans l’Ejido Primero de mayo, dans la région de Ahome. Elle croit qu’elle trouvera son fils dans une tombe de cette zone. Le 4 novembre 2018. Los Mochis Mexico. ​​​​​​© Yael Martinez

En 2013, le beau-frère de Yael Martinez, Beto, est tué par le crime organisé. Après ces événements, le photographe commence à documenter sa famille et les familles d’autres personnes disparues au Mexique. Dans l’ensemble du pays, plus de 37 400 personnes sont déclarées comme « disparues » par les autorités. La grande majorité d’entre eux seraient décédés, victimes de la violence continue qui a fait plus de 250 000 morts depuis 2006. Ces disparitions sont la source de traumatismes psychologiques durables pour les familles restées orphelines de leur proche.

Le travail de Yael Martinez se concentre sur les communautés brisées par le crime organisé, dans un sens physique comme psychologique. Il représente de manière symbolique le rapport entre l’absence et la présence.

Pourquoi la photographie est-elle une bonne façon de raconter l’histoire intitulée « The House that Bleeds »?

La photographie touche à tout dans notre vie quotidienne ; et plus que la photographie, l’image. Nous devons réfléchir à la façon dont nous utilisons les codes pour créer nos images. La photographie est pour moi d’abord une expérience de vie. Elle est une source pour comprendre l’histoire, elle est un compagnon pour voir et photographier le présent. Avec elle, j’espère aider à définir l’avenir de notre société, à approfondir ses fondements et permettre de résister à toute adversité. C’est par la photographie que je peux m’exprimer sur mon rapport au monde et à ma réalité. Voilà pourquoi j’ai choisi la photographie pour raconter l’histoire de ma famille et des familles des personnes disparues au Mexique.

Alin Granda au domicile de son père à Taxco Guerrero. Ignacio Granda a disparu à Iguala Guerrero le 10 mai 2013. Alin avait un an. Avec plus de 100.000 morts que la lutte contre le crime organisé a laissé, il y a une génération d’enfants qui grandissent dans un climat de violence. Guerrero Mexico le 13 juillet 2017. © Yael Martinez

Pourquoi est-il important de raconter cette histoire?

Mon but à travers cet essai documentaire est de constituer une mémoire historique et un moyen de faire barrage à la violence d’un pouvoir qui non seulement détruit le corps, mais aussi étouffe la vie et contrôle existence. Il est vital et vraiment important pour le Mexique de se construire une mémoire. Un peuple sans mémoire est condamné à répéter ses erreurs. Dans cette histoire, je représente l’usure physique et psychologique qui s’accumule au fil du temps chez les familles de victimes, qui les accable de désespoir et de vide profond, et ce sans la moindre réponse des autorités. Le titre « La maison qui saigne » est symbolique. La maison comme métaphore, qui peut être le corps d’une personne, d’une communauté ou d’un pays. La construction symbolique du territoire où la violence pénètre tout et cette violence traverse l’espace physique et spirituel de ceux qui l’habitent.

Ombre d’une personne sur un mur de la communauté de Metlatonoc. La montagne du Guerrero a été un territoire sans loi. Des douzaines de personnes ont déménagé à d’autres endroits pour continuer à vivre. Situé sur la côte sud du Pacifique du Mexique, cette zone abrite la plupart des bulbes de pavot qui produisent l’héroïne consommée aux États-Unis. Les Nations Unies estime que le Mexique a la troisième zone géographique la plus grande au monde consacrée à la culture illicite d’opium, après l’Afghanistan et Myanmar. Guerrero au Mexique le 15 février 2015. © Yael Martinez

« Le travail du photographe et de l’artiste doit avoir un impact sur la société »

Parce que c’est aussi une histoire personnelle, vous la racontez avec intimité. A votre avis, qu’apporte ce point de vue ?

La photographie et l’art sont toujours personnels, et les récits personnels sont des récits sociaux. Il est essentiel d’en tenir compte dans mon travail et je dirais sans aucun doute que cela change ma façon de voir les choses, de ressentir le monde et la réalité qui m’entoure. De mon point de vue, le travail du photographe et de l’artiste doit avoir un impact sur la société et la communauté. Aujourd’hui plus que jamais, le photographe doit créer des espaces de réflexion et d’analyse sur les problèmes qu’il soulève. Il est impératif de comprendre la photographie documentaire sous différents angles, où les principaux collaborateurs sont les personnes qui ouvrent leur cœur et les portes de leur foyer pour partager les processus sociaux qu’elles vivent.

Si le travail n’a pas d’impact direct sur la communauté, il n’a pas d’utilité pour quelconque changement social. Il est essentiel de créer des espaces d’éducation et de formation pour les communautés qui n’y ont pas accès. Comprendre la photographie et l’art comme vecteur de transformation sociale. Pour n’importe quel projet, mon approche est toujours celle d’un processus à long terme.

Un homme travaillant à l’abattoir. Acapulco Guerrero. Un de ses frères a disparu. Mais sa famille a décidé de ne pas déposer leur plainte auprès du PGR (Bureau du Procureur général). Acapulco Guerrero. Le samedi 15 avril 2016. © Yael Martinez

Vos photos sont souvent suggestives. Pourquoi avez-vous choisi ce type d’expression ?

Lorsque nous avons vécu cette tragédie dans la famille, j’essayais de comprendre les problèmes auxquels nous étions confrontés et pour moi, il était essentiel de rendre compte de ces expériences et émotions visuellement. Beaucoup de fois, j’ai senti que la réalité dépassait la façon dont je l’avais vue. Souvent, j’avais l’impression d’être dans un autre état, dans un rêve, ou dans un cauchemar. Les choses semblaient surréalistes. C’est pourquoi j’ai décidé de réaliser des images qui contenait des métaphores et des analogies à ces expériences. Dans notre quotidien, ce monde est condensé. Réalité et rêve fusionnent et notre existence y est révélée.

Autoportrait avec ma fille et présence d’un homme pendu. Guerrero Mexique. Une semaine après l’enterrement de Beto, j’ai pris Itzel à la maternelle. En chemin, elle m’a regardé et m’a dit : “Papa, je peux te dire de quoi j’ai rêvé hier ?” Je lui ai dit oui. Elle m’a dit qu’elle avait très peur, qu’elle rêvait qu’elle tombait vers un endroit très sombre et que personne ne la tenait ; j’étais perplexe et mon cœur battait intensément, je la regardais dans les yeux et lui souriais, tu n’as pas à avoir peur, ma fille, aimerais-tu faire une photo de ton rêve ? Mais tu n’as pas à t’inquiéter parce que cette fois je serai dans ton rêve et j’attendrai que tu te tiennes dans tes bras. © Yael Martinez

Que représente pour vous, en tant que photographe, et pour cet essai documentaire, le fait d’avoir remporté la bourse Smith?

C’est un grand honneur d’être choisi par une institution comme le Fonds W. Eugene Smith. Quand j’ai découvert la photographie, Eugene Smith, Robert Frank, Graciela Iturbide, Josef Koudelka ont été mes plus grandes influences. J’ai toujours été fasciné par leur travail et j’adore le lien qu’il crée avec les gens qu’ils ont photographiés, au-delà des images. Ils ont permis le vécu d’expériences particulières et de la vie en soi.

Je pense que gagner ce prix me donne l’opportunité et la responsabilité de continuer à travailler avec toutes les familles qui font face à cette violence au Mexique et d’essayer d’être un messager, pour que leurs voix puissent être entendues dans le monde entier. Je veux juste remercier ma famille et les familles d’autres personnes disparues. Merci de m’avoir fait confiance et de m’avoir donné accès à leurs histoires, d’avoir accepté de les partager. La photographie est un projet collaboratif, où des voix se rassemblent pour créer une seule et même voix.

 Liliana Felix, a arrêté de parler quand sa soeur Zumiko a disparu. Elle et sa mère Lizbeth font partie d’un groupe de femmes appelées “Las rastreadoras del fuerte”, qui recherchent les personnes disparues, une mission parfois transmise d’une génération à l’autre, Los Mochis Sinaloa, Mexique, le 3 novembre 2018. © Yael Martinez
Lucero Granda (ma femme) prend une douche à la maison. Le traumatisme de la disparition au Mexique est une blessure ouverte dans la psyché de la nation. Les familles qui ne peuvent pas faire le deuil de leurs proches passent la journée à alterner entre le doute et le désespoir, à prier et à redouter la bénédiction de la certitude. Taxco Guerrero Mexico le 23 novembre 2014. © Yael Martinez
Digno Cruz (mon grand-père) pleurait à la maison pendant qu’il parlait de ses petits-fils disparus. Guerrero Mexique. La découverte de plusieurs charniers lors de la recherche des 43 normalistes Ayotzinapa, à Guerrero, montre l’ampleur de la crise des disparitions forcées dans le pays. Le gouvernement a trouvé 60 tombes clandestines dans les villes d’Iguala-Taxco avec au moins 129 corps (20 femmes et 109 hommes). Aucun d’entre eux n’appartenait aux 43 normalistes disparus à Iguala au mois de septembre 2014. Les chiffres officiels montrent qu’il y a eu 30 000 disparitions ces dernières années et que le Guerrero est l’un des États mexicains qui ont été les plus touchés. Guerrero Mexique le 3 novembre 2014.  © Yael Martinez

Propos recueillis par Jonas Cuénin

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