En 2013, le beau-frère de Yael Martinez, Beto, est tué par le crime organisé. Après ces événements, le photographe commence à documenter sa famille et les familles d’autres personnes disparues au Mexique. Dans l’ensemble du pays, plus de 37 400 personnes sont déclarées comme « disparues » par les autorités. La grande majorité d’entre eux seraient décédés, victimes de la violence continue qui a fait plus de 250 000 morts depuis 2006. Ces disparitions sont la source de traumatismes psychologiques durables pour les familles restées orphelines de leur proche.
Le travail de Yael Martinez se concentre sur les communautés brisées par le crime organisé, dans un sens physique comme psychologique. Il représente de manière symbolique le rapport entre l’absence et la présence.
Pourquoi la photographie est-elle une bonne façon de raconter l’histoire intitulée « The House that Bleeds »?
La photographie touche à tout dans notre vie quotidienne ; et plus que la photographie, l’image. Nous devons réfléchir à la façon dont nous utilisons les codes pour créer nos images. La photographie est pour moi d’abord une expérience de vie. Elle est une source pour comprendre l’histoire, elle est un compagnon pour voir et photographier le présent. Avec elle, j’espère aider à définir l’avenir de notre société, à approfondir ses fondements et permettre de résister à toute adversité. C’est par la photographie que je peux m’exprimer sur mon rapport au monde et à ma réalité. Voilà pourquoi j’ai choisi la photographie pour raconter l’histoire de ma famille et des familles des personnes disparues au Mexique.
Pourquoi est-il important de raconter cette histoire?
Mon but à travers cet essai documentaire est de constituer une mémoire historique et un moyen de faire barrage à la violence d’un pouvoir qui non seulement détruit le corps, mais aussi étouffe la vie et contrôle existence. Il est vital et vraiment important pour le Mexique de se construire une mémoire. Un peuple sans mémoire est condamné à répéter ses erreurs. Dans cette histoire, je représente l’usure physique et psychologique qui s’accumule au fil du temps chez les familles de victimes, qui les accable de désespoir et de vide profond, et ce sans la moindre réponse des autorités. Le titre « La maison qui saigne » est symbolique. La maison comme métaphore, qui peut être le corps d’une personne, d’une communauté ou d’un pays. La construction symbolique du territoire où la violence pénètre tout et cette violence traverse l’espace physique et spirituel de ceux qui l’habitent.
« Le travail du photographe et de l’artiste doit avoir un impact sur la société »
Parce que c’est aussi une histoire personnelle, vous la racontez avec intimité. A votre avis, qu’apporte ce point de vue ?
La photographie et l’art sont toujours personnels, et les récits personnels sont des récits sociaux. Il est essentiel d’en tenir compte dans mon travail et je dirais sans aucun doute que cela change ma façon de voir les choses, de ressentir le monde et la réalité qui m’entoure. De mon point de vue, le travail du photographe et de l’artiste doit avoir un impact sur la société et la communauté. Aujourd’hui plus que jamais, le photographe doit créer des espaces de réflexion et d’analyse sur les problèmes qu’il soulève. Il est impératif de comprendre la photographie documentaire sous différents angles, où les principaux collaborateurs sont les personnes qui ouvrent leur cœur et les portes de leur foyer pour partager les processus sociaux qu’elles vivent.
Si le travail n’a pas d’impact direct sur la communauté, il n’a pas d’utilité pour quelconque changement social. Il est essentiel de créer des espaces d’éducation et de formation pour les communautés qui n’y ont pas accès. Comprendre la photographie et l’art comme vecteur de transformation sociale. Pour n’importe quel projet, mon approche est toujours celle d’un processus à long terme.
Vos photos sont souvent suggestives. Pourquoi avez-vous choisi ce type d’expression ?
Lorsque nous avons vécu cette tragédie dans la famille, j’essayais de comprendre les problèmes auxquels nous étions confrontés et pour moi, il était essentiel de rendre compte de ces expériences et émotions visuellement. Beaucoup de fois, j’ai senti que la réalité dépassait la façon dont je l’avais vue. Souvent, j’avais l’impression d’être dans un autre état, dans un rêve, ou dans un cauchemar. Les choses semblaient surréalistes. C’est pourquoi j’ai décidé de réaliser des images qui contenait des métaphores et des analogies à ces expériences. Dans notre quotidien, ce monde est condensé. Réalité et rêve fusionnent et notre existence y est révélée.
Que représente pour vous, en tant que photographe, et pour cet essai documentaire, le fait d’avoir remporté la bourse Smith?
C’est un grand honneur d’être choisi par une institution comme le Fonds W. Eugene Smith. Quand j’ai découvert la photographie, Eugene Smith, Robert Frank, Graciela Iturbide, Josef Koudelka ont été mes plus grandes influences. J’ai toujours été fasciné par leur travail et j’adore le lien qu’il crée avec les gens qu’ils ont photographiés, au-delà des images. Ils ont permis le vécu d’expériences particulières et de la vie en soi.
Je pense que gagner ce prix me donne l’opportunité et la responsabilité de continuer à travailler avec toutes les familles qui font face à cette violence au Mexique et d’essayer d’être un messager, pour que leurs voix puissent être entendues dans le monde entier. Je veux juste remercier ma famille et les familles d’autres personnes disparues. Merci de m’avoir fait confiance et de m’avoir donné accès à leurs histoires, d’avoir accepté de les partager. La photographie est un projet collaboratif, où des voix se rassemblent pour créer une seule et même voix.
Propos recueillis par Jonas Cuénin