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Soumya Sankar Bose, anatomie d’un massacre

Soumya Sankar Bose, anatomie d’un massacre

Dans un livre auto-publié, intitulé Where the Birds never Sing, le photographe indien Soumya Sankar Bose revient sur un événement effacé de l’histoire par le gouvernement indien. Le résultat révèle en une multitude de formes la complexité politique et sociale de l’incident en conciliant avec inventivité rigueur de l’enquête et poésie visuelle.

L’Inde que l’on connaît aujourd’hui est le produit de l’influence britannique dans la région, depuis l’implication de l’East India Company, en 1612, jusqu’à la partition de l’Inde, en 1947, qui a donné naissance à l’Inde et au Pakistan et, plus récemment, au Bangladesh. La partition impliquait notamment la division du Bengale et du Pendjab sur la base de la majorité religieuse de leurs provinces – une division dont les répercussions sur la politique indienne et sur les relations indo-pakistanaises sont toujours vivaces. 

Where The Birds Never Sing © Soumya Sankar Bose

Dans un livre d’une poésie envoûtante, le photographe Soumya Sankar Bose revient sur un pan complexe et tabou de l’histoire : le massacre de Marichjhapi, en 1979. Perpétué par la police bengali et une milice communiste sur des réfugiés occupant légalement l’île éponyme, dans l’est du Bengale. A la manière d’un anthropologue, il a cherché parmi les traces effacées et rencontré des survivants pour raconter une histoire qui s’oublie. Son travail, mêlant portraits, archives, documents officiels, témoignages et reconstitutions, permet aux victimes d’être entendues avant que leur voix ne s’éteigne. « J’ai grandi en entendant parler de ce massacre dont le gouvernement indien s’est efforcé de supprimer toutes les traces, depuis la presse jusqu’aux documents officiels. Pour moi, le plus important était que les survivants meurent l’esprit serein, en sachant que leur histoire est connue », explique-t-il. Dans le livre, une photo d’archive représentant quinze personnes vient recouvrir en transparence le portrait d’un homme seul, dernier témoin parmi eux du massacre.

Where The Birds Never Sing © Soumya Sankar Bose

Révéler les raisons sociales du drame

S’il est difficile de résumer l’événement en quelques mots, précisons qu’il s’agit d’une éviction forcée et violente, jointe à un blocus, qui aurait coûté la vie à 4 128 familles, selon le photographe. Le gouvernement ne fait état que de deux morts, tandis que les rares écrits en dénombrent plusieurs milliers. Entre les deux, Bose dédie chaque page de son livre à une victime, dont le nom figure à la verticale sur le bord des pages, aussi immuable que la pagination. « Je ne me vois pas comme un activiste mais comme un photographe sans pouvoir. Le gouvernement ne reconnaîtra jamais cet événement. Il n’apparaîtra jamais dans les livres d’histoire, mais je pense que c’est le devoir de notre génération que d’écrire l’histoire. », dit-il.

« Pour que la génération à venir les voit comme des personnes et non comme des victimes »

Comment le gouvernement indien en est-il arrivé à un tel degré de violence ? En raison de son système de castes, qui donne plus de valeur aux animaux qu’aux classes les plus pauvres de la société. « Ils [les tigres] ont changé avec Marichjhapi lorsqu’ils se sont rendu compte qu’ils étaient des ‘citoyens de première classe’ et nous, insulaires, des ‘citoyens de seconde classe’ », relate l’anthropologue Annu Jalais dans un émouvant essai joint au livre.

Where The Birds Never Sing © Soumya Sankar Bose

Les familles concernées par le massacre étaient en effet issues des classes les plus pauvres, faisant partie de la deuxième vague de réfugiés – les classes les plus aisées sont venues en Inde dans les années suivant la partition, tandis que les plus pauvres ne sont arrivées que plus tard, après la guerre de 1971 entre l’Inde et le Pakistan. Alors que les premiers ont pu acheter des terres et s’installer près de Calcutta, les derniers ont été enfermés dans des camps dans une région montagneuse dont ils ne connaissaient ni la langue ni l’environnement, eux qui vivaient jusqu’alors principalement de pêche et d’agriculture. Et quand fut élu le parti communiste qui leur avait promis la libre-circulation, ils ont commencé à migrer vers une région entourée d’eau, notamment sur l’île Marichjhapi, où ils furent 8 mois plus tard tués par la police ou forcés de se jeter dans la gueule des tigres pour y échapper.

Where The Birds Never Sing © Soumya Sankar Bose

Ecrire l’histoire pour transformer les victimes en héros

Face à la tragédie, Bose fait des survivants des héros, « pour que la génération à venir les voit comme des personnes et non comme des victimes ». Dans ses portraits, ils se tiennent droits, forts, les yeux parfois fermés vers leurs souvenirs ou leurs aspirations. « Ce qui se passe dans la tête est aussi important pour moi que l’évènement lui-même », explique-t-il. C’est la raison pour laquelle ses images sont silencieuses et métaphoriques plutôt que brutales. 

Where The Birds Never Sing © Soumya Sankar Bose

Lui-même descendant de réfugiés de la partition, Soumya Sankar Bose subit encore aujourd’hui les conséquences de cette histoire tourmentée. « Avec la nouvelle loi sur la citoyenneté instaurée par le gouvernement fin 2019, je ne suis pas sûr de conserver ma citoyenneté puisque l’on ne peut pas prouver que mon grand-père était réfugié », raconte le photographe. Ces références aux conséquences contemporaines de l’histoire, Bose ne les inclut que par clins d’œil en faisant rejouer à des jeunes de sa génération les souvenirs de survivants. « Je voulais collaborer avec des jeunes et leur demander d’imaginer cet événement avec leurs références contemporaines. Alors, on est allé dans une île voisine du massacre et on a tenté de reconstituer l’histoire », explique-t-il.

Where The Birds Never Sing © Soumya Sankar Bose

Mais s’il fait jouer à d’autres le souvenir des survivants, c’est aussi pour les protéger, pour ne pas les torturer encore et encore. Tout le long du livre, ses notes de terrain suivent ainsi son enquête. Et quand il revient voir un homme qui hésite à lui parler, il écrit : « Pourquoi reviens-tu ? Je t’ai dit tout ce que je pouvais. Les flashs de ma dernière visite sont revenus, avec un pincement aigu dans mon cœur. Il hésitait à divulguer quoi que ce soit. Le passé est le passé. Tout ce qui est parti est parti. Marcher sur un chemin d’une mémoire datant de presque 40 ans ne ferait qu’apporter du feu et du sang. Certaines voix résonnaient. Feu et sang. Il avait vu sa maison brûler. »

Par Laurence Cornet

Laurence Cornet est directrice éditoriale de l’association Dysturb, journaliste spécialisée en photographie, et commissaire d’expositions indépendante, à Paris.

Where The Birds Never Sing © Soumya Sankar Bose

Soumya Sankar Bose, Where the Birds Never Sing
$69
Livre disponible ici.
Plus d’informations sur Soumya Sankar Bose ici.

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