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The Anonymous Project : notre grand album de famille

The Anonymous Project : notre grand album de famille

Depuis 2017, le cinéaste Lee Shulman, fondateur de The Anonymous Project, collectionne les diapositives photographiques d’inconnus. Il déterre les joyaux oubliés dans les greniers et donne une seconde vie aux souvenirs de famille immortalisés en Kodachrome. La Polka Factory propose de découvrir des photographies inédites avec l’exposition « American Stories ».

C’est un rituel oublié : rassembler la famille, les voisins, autour d’un projecteur carrousel dans lequel on aurait disposé ses diapositives Kodachromes. Faire défiler les souvenirs joyeux : vacances à la mer, voiture flambant neuve, ou parties de baseball. Recueillir avec beaucoup de satisfaction les effusions de l’assistance. Un rituel tellement oublié que les moins de trente ans auraient du mal à se figurer à quoi pouvaient bien servir, avant l’âge numérique, les petites diapositives collectionnées par Lee Shulman : « Instagram, ce n’est pas nouveau ! », s’amuse le créateur de The Anonymous Project. « Les diapositives que nous collectionnons n’ont jamais été imprimées. Le but, c’était de les projeter à la maison, devant ses proches. C’était la HD de l’époque. »

Moscow Iowa, 1983 © The Anonymous Project / Courtesy Polka Gallery 

Pendant la majeure partie du XXème siècle donc, la technologie Kodachrome a rempli les fonctions dévolues aujourd’hui aux réseaux sociaux : partager les bons moments, mais aussi frimer, après l’acquisition d’une nouvelle télévision – à l’époque ou le téléviseur était encore un fleuron de technologie. Mais que deviennent ces diapositives des décennies plus tard ? Elles se dégradent lentement dans les armoires ou les caves : la plupart perdent définitivement leurs couleurs au bout d’une cinquantaine d’années. À moins d’être récupérées par Lee Shulman, collectionneur passionné, qui travaille à préserver ces épisodes précieux de notre histoire collective.

La passion de l’archiviste

En 2017, Lee Shulman fait l’acquisition d’un caisson de diapositives anonymes. Un hasard qui lancera le cinéaste dans une quête effrénée : reconstituer cette grande fresque collégiale immortalisée sur pellicule. Il faut beaucoup de passion pour mener ce travail d’archiviste, et beaucoup d’exigence. Il faut passer en revue plus de 800 000 clichés pour n’en conserver que 15 000 : « Je garde les photographies qui racontent une histoire, et qui me font réagir intimement. C’est un projet artistique, donc mes choix sont instinctifs, personnels », explique Lee Shulman.

Men in Black, 1968 © The Anonymous Project / Courtesy Polka Gallery

La passion, justement, est l’ingrédient central de cette collection. Le jour où nous parlons à Lee Shulman, il vient de recevoir une nouvelle boîte de diapositives datant de 1951, qu’il ne résiste pas à déballer. Nous assistons donc, par téléphone, à l’instant magique de la découverte « Elles sont vraiment belles… » se réjouit-il. Et on comprend mieux comment le projet a pris, en quelques années, ces dimensions titanesques qui impressionnent tant Adélie Genestar de Ipanema, fondatrice de Polka« Le caractère presque infini et donc fascinant d’une archive qui nous raconte une époque étonnante, » dit-elle. « Ce qui est intéressant, c’est que l’archive constituée ne cesse de grandir, au rythme de tous ces gens, qui du monde entier, envoient à l’attention de son fondateur Lee Shulman, leurs boîtes de négatifs ou de diapositives. Eux n’en ont plus l’utilité : des générations les séparent des personnes sur les photos, il devient plus difficile de mettre un nom sur les visages… Souvent, elles encombrent plus qu’autre chose. Alors ils les cèdent, ils les transmettent à ce collecteur pour ne pas dire collectionneur compulsif et passionné. »  

Look Mother, 1958 © The Anonymous Project / Courtesy Polka Gallery 

Retro-cool et universalité 

L’esthétique rétro-cool des clichés de The Anonymous Project explique peut-être en partie la fascination immédiate qu’ils exercent sur un public contemporain.  « Quand les temps sont gris, la couleur doucereuse de la pellicule Kodachrome — peut-être le procédé le plus célèbre de la photographie argentique du siècle dernier — suscite aussi un sentiment de nostalgie, qui n’est pas désagréable… », raconte Adélie Genestar de Ipanema. « Le spectateur peut la savourer comme un roman qui nous parlerait d’une société qui fait désormais partie des livres d’histoire : celle de l’après Seconde guerre mondiale, des Trente glorieuses racontées du point de vue des anonymes et d’auteurs inconnus ». L’âge d’or des diapositives Kodachrome, ce sont les années 1950 et 1960. Les versions ultérieures de la pellicule sont plus accessibles, donc de moins bonne qualité : les meilleures photos que l’on trouve dans les archives de Lee Shulman remontent donc aux sixties.

In The Swing, 1955 © The Anonymous Project / Courtesy Polka Gallery

Mais ce succès n’est pas qu’une question de nostalgie, ni de fascination pour le vintage. Elles donnent, au contraire, une impression d’universel. « C’est le storyboard de nos vies. Les photos nous racontent des histoires contemporaines, elles ne nous parlent pas seulement du passé », dit Lee Shulman. Les scènes de la vie quotidienne immortalisées il y a quatre ou cinq décennies nous sont familières, donnent l’impression d’appartenir à une communauté qui transcende les frontières géographiques ou temporelles. « Voir un enfant sauter dans une flaque d’eau, ça donne une impression de transmission, car tous les enfants font pareil qu’importe l’époque. » Le programme de Lee Shulman, c’est l’inclusivité : « Nous appartenons tous à la même famille. »

L’Indiana Jones de la photo argentique

The Kid, 1969 © The Anonymous Project / Courtesy Polka Gallery

The Anonymous Project porte bien son nom : en quatre ans, une seule personne s’est manifestée auprès de Lee Shulman après avoir reconnu un proche sur une photo. « Cela veut dire qu’en seulement quelques décennies, nous tombons dans l’anonymat et l’oubli », commente Shulman. Les personnages du grand roman qu’est The Anonymous Project, délestés de leurs identités civiles, deviennent des figures archétypales. Un peu comme les anonymes retrouvés par les archéologues sous les décombres et dont on tente de reconstituer le mode de vie à partir d’indices. Lee Shulman apprécie la référence : « Je suis un grand fan d’Indiana Jones, et quand je tombe sur des diapositives particulièrement saisissantes, j’ai l’impression de trouver le Graal ».

Les auteurs des photographies sont peut-être anonymes, mais Shulman rechigne à les qualifier d’amateurs « Certains étaient de bons photographes. Ils avaient des connaissances techniques. J’aime brouiller la limite entre la photographie professionnelle et amateure. La question n’est pas : ‘qui a pris la photo ?’ mais ‘comment nous interagissons avec certaines photos ?’. » Un point de vue que partage Adélie Genestar de Ipanema :  « Leurs images ne sont pas ordinaires, au contraire ! Certaines n’ont rien à envier à celles des plus grands photographes. »

Backyard, 1966 © The Anonymous Project / Courtesy Polka Gallery

À l’inverse de la plupart des photographies de documentaires, celles-ci immortalisent des moments joyeux :  « Ce n’est pas courant, de voir des images de communion et de joie partagée », nous dit Shulman. Une autre particularité de la collection : les liens intimes entre les photographes et les sujets « C’est souvent un ami, une mère ou un père. Il y a une charge émotionnelle dans ces moments intimes et dans la manière dont le sujet regarde l’objectif. » 

Des photos intimes, mais également politiques. Après avoir travaillé sur son Angleterre natale à l’aube du Brexit dans son exposition This is England à la Fab., la fondation d’Agnès b., Lee Shulman se tourne vers les Etats-Unis avec l’exposition American Stories :  « En ces temps troubles, c’était ma façon de faire quelque chose. » 

Par Joy Majdalani

Joy Majdalani est une rédactrice et créatrice de contenu libanaise basée à Paris. Elle écrit sur la technologie, l’art, la culture et les questions sociales.

American Stories: The Anonymous Project 
Collection Capsule à la Polka Factory
Du 6 février au 3 avril 2021
12, rue Saint-Gilles, 75003 Paris
Tirages de la collections disponibles à partir de 100€

Pour découvrir The Anonymous Project, c’est par ici 

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