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Un regard différent sur les rues de New York

Un regard différent sur les rues de New York

Au cours des sept dernières années, Melissa O’Shaughnessy a photographié quotidiennement des passants qui se détachent de la foule dans les rues de New York – et parmi eux, des personnages solitaires, mélancoliques ou encore fiers de s’exhiber.

Perfect Strangers : New York City Street Photographs rassemble des portraits de figures singulières réalisés dans les rues de la ville américaine. Comme le disait la photographe de rue Melissa O’Shaughnessy avant la crise de la Covid-19 : « Manhattan est riche en surprises, en ces après-midi où les rues sont pleines de monde, et la réalité y semble plus étrange que la fiction. »

La série de 91 images publiée par Aperture a été réalisée sur six années. « Dans ce travail, c’est l’authenticité, la minutie de l’observation qui frappe, tout d’abord, le spectateur ; puis les superpositions, les nuances, la combinaison de fragments nous invitent à chercher, dans l’image, un élément qui accroche le regard. », écrit le photographe Joel Meyerowitz, mentor de Melissa O’Shaughnessy, dans son introduction à l’ouvrage. Mais de par la richesse des compositions, le regard du spectateur peut se fixer ailleurs, en un autre point de ces microcosmes, qui n’attendent que d’être déconstruits. 

Seventh Avenue, 2017 © Melissa O’Shaughnessy
42nd Street, 2018 © Melissa O’Shaughnessy

« Le spectateur invente des relations entre ces passants, étrangers les uns aux autres », note Meyerowitz en soulignant la performance technique qu’a réalisée la photographe. « On est instantanément de plain-pied avec le présent dans lequel on vit. » Meyeworitz admire ainsi que la photographe ait su enregistrer « le tempo du XXIème siècle » – que l’on a, selon lui, « commencé  à saisir avec l’avènement du smartphone ». Ce tempo est particulièrement rapide dans l’environnement choisi par Megan O’Shaughnessy : les quartiers les plus animés de Manhattan, la foule sur la Cinquième avenue et dans le quartier financier, ou encore à Chinatown.  

Joel Meyerowitz décrit ensuite ces photographies comme « une combinaison de poésie et de danse » – et grâce à cette harmonie particulière, les instants saisis dans l’agitation de la rue se changent en morceaux de bravoure. Ainsi, d’une certaine manière, on peut faire un parallèle entre cette œuvre et les photographies réalisées par Bill Cunningham dans le centre-ville de New York, quoique celui-ci ait tourné plus volontiers son objectif vers des gens bien disposés à se faire remarquer.

Broadway, 2016 © Melissa O’Shaughnessy
42nd Street, 2019 © Melissa O’Shaughnessy

L’oeuvre théâtrale de Melissa O’Shaughnessy pourrait s’apparenter à une chorégraphie, si ce n’était l’énergie sauvage qui se dégage de ces images et les convergences inattendues qu’elles illustrent. Il n’empêche qu’elles ont, en un sens, un caractère polyphonique, ou du moins, traduisent une compréhension profonde de la mixité urbaine. « On ne contrôle littéralement rien, sinon notre intention et l’endroit où l’on se positionne »dit Melissa O’Shaughnessy à propos du chaos régnant sur les trottoirs de Manhattan. Sa discrétion joue en sa faveur : « Je suis… une femme mince, et d’un certain âge, donc je n’attire pas la méfiance. »

Melissa O’Shaughnessy n’est pas originaire de New York, mais de Minneapolis, ce qui se ressent, peut-être, dans l’admiration avec laquelle elle explore la foule new-yorkaise dont elle saisit magistralement l’ambiance. Comme nombre d’entre nous, elle s’émerveille de l’étrangeté de la ville et de son ineffable magnétisme. Et si son admiration perdure, c’est peut-être que Melissa O’Shaughnessy est venue tardivement à la photographie – entre ses quarante et cinquante ans –, son fils désirant construire une chambre noire (mais son intérêt pour celle ci sera de courte durée). Aucun cynisme dans le travail de Melissa O’Shaughnessy, mais peut-être un certain vertige, qui rayonne des images et se transmet au spectateur.

Fifth Avenue, 2017 © Melissa O’Shaughnessy
Fifth Avenue, 2019 © Melissa O’Shaughnessy

La photographe est particulièrement attentive à certains indices visuels, à la duplication de certains gestes, styles, qu’elle repère dans la confusion de la foule. Parfois, cette duplication est intentionnelle: voir ce frère et cette sœur coiffés de la même manière, exhibant des accessoires assortis, ou ces deux petits garçons aux vêtements identiques. Parfois, c’est une attitude qui crée cet effet de miroir, comme celle de cette mère et de sa fille, inclinées sous le même angle devant un étalage de livres valant entre 2 et 5 $, à la librairie Strand ; ou encore, ces deux jeunes skaters dans la même attitude, exactement, que deux hommes en costume, sorte de réplique percutante de la comédie américaine Freaky Friday où mère et fille se retrouvent dans le corps l’une de l’autre. 

Les ressemblances peuvent être plus simples encore, basées seulement sur les couleurs : trois femmes vêtues de robes d’un rose pâle, d’une nuance légèrement différente, penchées sur une voiture à une fête de mariage, ou trois hommes sikhs, avec des turbans dont les teintes jouent avec celles des panneaux de signalisation du métro. Ici, la signalisation peut transmettre autre chose qu’une simple information : voir cette image où se côtoient différents messages – « & Other Stories » (une chaîne de magasins), « One Way » (un panneau de signalisation urbain), « Il est mort pour que nous puissions vivre » (un t-shirt commémorant Jésus) –, créant un micro-discours à propos de la religion, l’orientation et la narration, tout ceci rassemblé dans le cadre d’une seule photographie.

Fifth Avenue, 2018 © Melissa O’Shaughnessy
Sixth Avenue, 2016 © Melissa O’Shaughnessy

Mais en définitive, les mots comptent peu, pour Melissa O’Shaughnessy : c’est son vocabulaire visuel qui a la prééminence. Elle discerne et explore la différence à travers un langage corporel varié: voir ces trois Juifs orthodoxes debout, dans l’encadrement en marbre d’une porte, leurs gestes individuels soulignant leurs différences en dépit de la similitude de leurs solennels vêtements noirs. Melissa O’Shaughnessy identifie également, à travers la ville, des jeux visuels, tel que ce morceau de tissu rouge dissimulant le visage d’un serveur, dans un restaurant en sous-sol, ou ce rideau en plastique transparent déformant les silhouettes de trois personnes sortant d’une épicerie chinoise, ou encore cette bête aux dents acérées imprimée sur le dos d’une veste, dangereuse créature vers laquelle les piétons se dirigent, malgré tout. Et les caprices météorologiques sont de la partie, décoiffant les cheveux qui semblent zigzaguer, tout autant que les vêtements, dans un mouvement aussi imprévisible que l’est un individu.

Liberty Street, 2018 © Melissa O’Shaughnessy

Bien que ces instants, parfaitement délimités dans le temps, semblent être le fruit d’une orchestration magique, les personnages regardent rarement la même chose. Qu’ils prennent des selfies de groupe ou attendent ensemble au passage piéton, leur regard est aussi irréductible à une norme que ne l’est la ville elle-même. Des individus toujours, autonomes et solitaires, même dans la foule la plus dense. 

Certains de ces sujets sont proprement magnétiques, et leur présence, leur style, nous offrent des moments d’exception dans le spectacle urbain – notamment cette femme, en couverture du livre, photographiée sur la Cinquième avenue en 2018. C’est une élégante Asiatique aux cheveux blonds décolorés, arborant un blouson en peluche à large col et des ongles arc-en-ciel. Les détails architecturaux de la rue et des autres passants s’estompent autour d’elle, quoique sa présence n’ait rien d’extraordinaire: elle tient un smartphone, une petite bouteille, des écouteurs et un sac à main – le kit de survie urbain classique. Mais son regard contemplatif, intense, donne le sentiment assez émouvant d’une pause. Notre incertitude, notre vulnérabilité nous accompagnent, lorsque nous nous mêlons à l’agitation des rues. Et parfois, pour un instant, cela devient visible. 

Vesey Street, 2015 © Melissa O’Shaughnessy

Par Sarah Moroz

Sarah Moroz est une journaliste et traductrice franco-américaine basée à Paris. Elle écrit sur la photographie, l’art et divers autres sujets touchant à la culture. 

Perfect Strangers: New York City Street Photographs
Publié par Aperture
42.50 $
Disponible ici.

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