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Taïwan, derrière le miroir

Taïwan, derrière le miroir

Avec sa très riche exposition inaugurale, le nouveau Centre national de la photographie et des images de Taipei démontre en 600 photographies comment l’île à l’histoire mouvementée a su s’approprier son image.
Wu Chi-Jhang (Mingliang Photo Studio), Wu Chi-Jhang’s Self-Portraiture, Collection of NCPI

Juste en face de la gare centrale, dans un bâtiment construit dans les années 1930 sous l’occupation japonaise, s’est installé le Centre national de la photographie et des images (NCPI) de Taïwan, et qui a ouvert en avril dernier. Plus efficace qu’un long discours, l’exposition inaugurale montre combien l’histoire de l’île a été mouvementée avec 600 œuvres puisées dans les collections du musée : reproductions, albums, tirages originaux. Son titre : « Hold the Mirror up to His Gaze »en référence à l’expression du britannique Thomas Johnson (1837-1921), dont les images accueillent le visiteur d’autant plus impatient qu’il a dû attendre l’ouverture du centre depuis sa gestation en 2015.

Johnson, qui prétendait « tendre un miroir » à ses pairs européens, métaphore empruntée à Shakespeare, a débarqué sur l’île à la fin du 19ème siècle, en même temps que les scientifiques et missionnaires en provenance de France, du Royaume-Uni, des Etats-Unis et du Japon. Ils posèrent leurs appareils face aux paysages paisibles de Keelung ou de Kaohsiung, ports francs ouverts au commerce international sous l’ordre des canons, et en tirèrent des côtes vierges et sauvages qu’on a du mal à reconnaître dans le littoral industrialisé d’aujourd’hui. A leur retour dans un Occident en pleine expansion impérialiste, ils exposèrent les portraits de face ou de profil des communautés aborigènes, comme celui de cette femme ébahie, qui fixe l’objectif et dont les vêtements disparaissent sous les langes de son nourrisson endormi.

Taiwan Shashin Kai, Taiwan Photo Album Vol.3, 1914-1915, The Official Residence of the Governor-General of Formosa, Collection of NCPI
Chang Chao-Mu (Chang Photo Studio), Sin Jin Yun Taiwanese Opera Troupe, Collection of NCPI

L’arrivée du colon japonais va modifier la pratique photographique à Taïwan : au fur et à mesure que l’administration coloniale prend possession du territoire, la photographie deviendra un instrument de domination. Au tournant du siècle, des pionniers, comme Matsuzaki Shinji ou Ogawa Kazumasa, documenteront les soldats à l’allure martiale et aux visages d’enfant, les tribus aborigènes dont les chasseurs de tête qui exhibent les crânes de leurs conquêtes comme des bijoux de famille, et la vie dans les rizières du peuple Han venus du continent. Parmi les images autorisées à circuler, des portraits de familles japonaises en kimono et les symboles du pouvoir impérial, notamment les bâtiments flambant neufs du centre de Taipei, dignes d’un Paris Belle Epoque au beau milieu de l’Extrême-Orient.

La partie la plus passionnante de l’exposition est peut-être celle où l’on observe l’émergence progressive d’une photographie taïwanaise : les sujets colonisés revendiquent la photographie et s’en emparent peu à peu. Des précurseurs qui ont étudié les techniques photographiques à l’étranger, le plus souvent au Japon, établissent leur propre studio à leur retour et se distinguent par leur approche esthétique distincte. L’un utilise des acteurs de l’opéra de Pékin comme modèles, quand l’autre préfère des mises en scène très cinématographiques. Un jeune dandy est même allé jusqu’à se prendre comme modèle, posant sur le sable, avec pour seul vêtement, un short de bain. Indubitablement l’ancêtre de l’Instagram taïwanais. On est frappé de retrouver des affinités avec les expérimentations de leurs pairs occidentaux : la fleur de lys blanc très contrastée, ouverte comme un clairon, semble avoir été photographiée non à Taipei mais à New York ou Paris, par Man Ray.

Wu Jin-Miao (Jin-Miao Photo Studio), Wu Jin-Miao’s  Self-Portraiture, Yangmei, 1935-1950, Collection of NCPI
Lin Shou-Yi, Flower (Solarization), Taoyuan, 1947, Collection of NCPI

La pratique photographique, encouragée par les innovations techniques, notamment les appareils 35mm, se popularise. Les photographes s’organisent en clubs, et publient des portraits colorisés pour les journaux et les magazines comme ceux qui se vendent dans le Shanghai cosmopolite ou le Tokyo d’avant-guerre. Progressivement, ils sortent de leurs studios et, à la manière du pictorialisme d’Edward Steichen ou d’Alfred Stieglitz, ils sillonnent les rues et les villes d’une île en pleine mutation agraire et industrialisation.

Deux décennies avant le repli des troupes nationalistes, les futurs maîtres de la photographie taïwanaise émergent – Peng Ruei-lin, Chang Tsai, Hong Kong-da, Deng Nan-guang, Long Chin-san et Lee Ming-tiao -, chacun avec son propre style. Les photographies majestueuses de Long Chin-san imitent l’aura poétique des encres chinoises, bien loin de celles de Chang Tsai qui, de Shanghai à Taipei, s’apparente à un Cartier-Bresson oriental. Pour chacun d’entre eux, et c’est là le plus émouvant, on assiste à la naissance du regard conscient que les artistes taïwanais posent sur leur époque.

Lang Ching-shan, Majestic Solitude, 1945, National Taiwan Museum of Fine Arts Collection

Telle est l’ambition de l’exposition conçue par l’artiste et écrivain Lee Hongjohn : tracer un chemin intellectuel pour « raconter l’histoire de la photographie taïwanaise » et « éclairer les zones d’ombre de l’histoire culturelle et coloniale taïwanaise ». En retournant enfin le miroir.

Par Jehsin Wei-Khoo

« Hold the Mirror up to the Gaze, the Early History of Photography in Taiwan (1869-1949) »jusqu’au 1er août 2021 au Centre National de la photographie et de l’image, Taipei (Taïwan), n°70, Sec. 1, Zhongxiao West Road, Zhongzheng District.

Hold Up the Mirror up to the Gaze, Editions du Centre national de la photographie et de l’image, Musée national des Beaux-Arts de Taïwan (800 NTD).

Plus d’informations ici.

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