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Masayoshi Sukita, le génie derrière les portraits iconiques de David Bowie

Masayoshi Sukita, le génie derrière les portraits iconiques de David Bowie

Une monographie longtemps attendue retrace l’impressionnante carrière de l’artiste Masayoshi Sukita, qui a jeté un pont entre l’Orient et l’Occident.
Jazz’, Tokyo, 1968 © Sukita

« Sukita a le rock dans la peau », dit Joe Strummer, leader du légendaire groupe de punk les Clash, qui a reconnu un rebelle dans Masayoshi Sukita. Bien que, de nos jours, le terme « iconique » soit employé à tout va, on ne saurait qualifier autrement la série de photographies de David Bowie réalisée par le photographe japonais. En 50 ans, ces portraits sont devenus une référence incontournable aussi bien pour les artistes, les photographes, que les designers.

« J’ai pris ces photographies dans le feu de l’action », raconte Sukita à propos de sa collaboration avec David Bowie, qui commence en 1972 lorsqu’il passe devant une affiche du jeune musicien annonçant le concert de charité « Save the Whale » au Royal Festival Hall de Londres. Intrigué, Masayoshi Sukita achète aussitôt un billet pour le concert, ce qui transformera le cours de sa vie.

Untitled, RCA Studio, New York, 1973

Figure de proue émergente de l’avant-garde, David Bowie et son glam rock futuriste captent alors l’esprit d’une jeune génération marquée par les mouvements de libération et la contre-culture des années 1960. Bravant les restrictions imposées par les codes de la cisidentité hétérosexuelle, Bowie introduit le monde aux charmes de l’androgynie, avant que le non-conformisme en matière d’identité sexuelle n’entre dans les mœurs.

Le travail de Sukita joue un rôle important dans la construction et la réception de l’image de Bowie à l’époque. Révolutionnaire et classique à la fois, avec panache, Bowie apparaît comme une figure dérangeante quoique accessible, à la fois étrange et familière, tout en exerçant une attraction énigmatique. Mais ceci s’applique également à l’œuvre entière de Sukita, qui reçoit enfin la reconnaissance qui lui est dûe avec la parution de sa première monographie, Sukita: Eternity (ACC Art Books).

A l’est d’Eden

New York Pop Festival, Downing Stadium, Randall’s Island, New York, 1970 © Sukita

Originaire de la ville minière de Nogata, sur l’île méridionale de Kyushu, Masayoshi Sukita nait de parents commerçants, propriétaires d’une quincaillerie et d’un magasin d’articles ménagers. Soldat durant la Seconde Guerre mondiale, son père meurt le 17 août 1945, deux jours après la capitulation du Japon, et c’est la même année que le jeune Masayoshi entre à l’école primaire.

Dans les années 1950, la culture pop américaine s’étend au monde entier, avec son mélange d’art, de musique, de mode et de cinéma. Hollywood et l’industrie de la musique s’emparent d’une jeunesse en crise comme dans La Fureur de vivre. Au sortir de l’adolescence, Sukita développe une passion pour le jazz, le rock et les films qui mettent en vedette des icônes des années 1950 telles que Marlon Brando ou James Dean, qui tous contribuent à façonner sa sensibilité esthétique.

Mother, Nogata, Fukuoka, 1957 © Sukita
Sheena & The Rokkets – ‘Main Songs’ album cover, Tokyo, 1985 © Sukita

« Quand j’ai eu18 ans », se souvient Sukita, « ma mère m’a acheté un Ricohflex, un appareil de marque japonaise de qualité convenable. Pour me faire plaisir, je photographiais ma famille, mes amis, et prenais des clichés ici et là. Plus tard, lorsque je suis devenu photographe professionnel, j’ai réalisé que la photographie, c’est le ‘temps éternel’ ». Au tout début de sa carrière, Masayoshi Sukita va découvrir la capacité de l’appareil à préserver l’éphémère, l’instant qui passe, et à le transformer en un objet de contemplation qui transcende son contexte originel.

Alors qu’il fait ses études dans le département de photographie commerciale de Shasen, à l’Institut japonais de photographie et de cinéma, Sukita découvre des photos prises par son père, de lui-même et de ses amis, en Chine durant la guerre. Ces instantanés révèlent des moments de repos, au calme, entre des combats où les soldats risquent leur vie. Ces scènes où son père et ses compagnons prennent le soleil, installés dans un baril de pétrole, représentent plus qu’un simple souvenir d’un jour d’été : elles sont une porte vers l’éternité. Ce que permet la photographie.

Space Oddity

En 1965, Masayoshi s’installe à Tokyo où il est employé chez Delta Monde Production, une entreprise réalisant des campagnes publicitaires dans le domaine de la mode et de la beauté. En collaboration avec JAZZ, une marque de mode masculine, Masayoshi Sukita réalise une série d’images surréalistes inspirées des peintures de René Magritte, où l’on pressent déjà l’esprit de son premier travail sur le rock. En 1970, il devient freelance et se rend à New York pour suivre la dernière tournée de Jimi Hendrix aux Etats-Unis. Il assiste également à un concert de Lou Reed et The Velvet Underground à la discothèque Max’s Kansas City, et découvre la Factory d’Andy Warhol.

Deux ans plus tard, Sukita est à Londres en compagnie de Yasuko “Yacco” Takahashi, un styliste qui l’a mis en relation avec les pionniers du glam rock, T. Rex & Marc Bolan. Les six mois suivants, il accompagne le groupe dans sa tournée mondiale, et c’est ainsi qu’il tombe par hasard sur une affiche de Bowie alors qu’il arpente les rues de Londres.

Untitled (wearing Kansai Yamamoto costume), RCA Studio, New York, 1973 © Sukita
Untitled, RCA Studio, New York, 1973 © Sukita

Dans le livre, Sukita évoque Bowie comme quelqu’un de « radicalement différent, novateur, prodigieux et incroyable ; cela m’a profondément marqué […]. Bowie n’était pas seulement un musicien. C’était aussi un performer “underground”. Son jeu sur scène, ses mouvements et son “expression corporelle” étaient très différents de ceux des autres artistes. »

A cette époque, le manager de Bowie, Tony Defries, n’autorise que Mick Rock et Lee Black Childers à photographier la star naissante. Mais les images de Sukita pour JAZZ le fait changer d’avis et le 13 juillet 1972, Sukita réalise une séance photo de deux heures avec Bowie, qui se passe à merveille. « La première séance s’est faite dans une ambiance très détendue », se souvient le photographe. « J’avais apporté une bouteille d’un vin qu’aimait David. Il buvait pendant les prises de vue, et semblait à l’aise. L’une des photos de cette séance a été accrochée dans le hall du Rainbow Theater où avait lieu son concert. Non seulement il était beau, mais il évoluait de façon remarquable, comme s’il effectuait une pantomime. C’est ce qui a retenu mon attention. »

Golden Years

The B-52’s, Tokyo, 1979 © Sukita

C’est le début d’une belle amitié. De cette collaboration de 40 ans entre Masayoshi Sukita et David Bowie sont nées les images les plus emblématiques du musicien, notamment la couverture de l’album Heroes de 1971, que Bowie réinterprètera lui-même dans un post Instagram de 2014, en se coiffant d’un casque des Daft Punk. Cette photo marque la fin d’une ère, le punk occupant désormais le devant de la scène, et l’objectif de Sukita se tourne alors vers des artistes tels que Iggy Pop, Joe Strummer, Madness, Culture Club ou encore David Byrne, pour ne nommer qu’eux.

Agé aujourd’hui de 83 ans, Masayoshi Sukita s’est consacré, l’an dernier, à revisiter ses archives, et à redécouvrir une quantité impressionnante de photographies qu’il avait, pour certaines, complètement oubliées. Au fil des pages de la monographie, on ressent clairement combien Sukita a compté pour Bowie, à la fois esthétiquement et dans sa vie. « Je n’aurais jamais cru que Sukita-san avait pris tant de photos durant toutes ces années », rapporte Bowie dans le livre. « Les débuts de Ziggy, notamment mon concert bien connu au Rainbow, à Londres, les promenades sur les marchés de Tokyo, les temples de Kyoto, et même les aventures dans le métro, il semble que Sukita-san ait enregistré tout cela. »

Par Miss Rosen

Miss Rosen est une journaliste basée à New York. Elle écrit sur l’art, la photographie et la culture. Son travail a été publié dans des livres, des magazines, notamment TimeVogueAperture, et Vice.

Sukita: Eternity, ACC Art Books, £50.00

Jordan (Pamela Rooke), London, 1977 © Sukita
Untitled, Shibuya, Tokyo, 2010 © Sukita

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