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Rania Matar, portraits de jeunes filles en fleurs

Un nouveau livre de portraits réalisés aux États-Unis et au Moyen-Orient explore les expériences communes de jeunes filles en fleurs.
KEFA, GAMBIER, OHIO, 2018

La photographe palestino-libanaise Rania Matar n’a que trois ans lorsque sa mère meurt à l’âge de 28 ans. Elle grandit à Beyrouth dans les années 1960, élevée par son père, dont elle est très proche. En 1975, celui-ci se remarie. Un mois plus tard, la guerre civile libanaise éclate. Au cours des quinze années suivantes, la guerre fait 120 000 morts, et provoque l’exode de près d’un million de personnes. Matar, qui a 11 ans à l’époque, se souvient de la profonde fracture qui en résulte. Son père peut travailler et bénéficier du soutien d’une famille recomposée, et Matar d’une demi-sœur du même âge. « Il y avait des moments où Beyrouth redevenait Beyrouth et la vie suivait son cours. C’était glamour et beau. Je me souviens de mon adolescence. Je sortais avec mes amies, j’avais des petits copains, j’allais au ski et à la plage », raconte Matar. « Puis la guerre arrivait et les choses allaient si mal que, de temps à autre, nous devions quitter la ville. »

LEA, LA MAISON ROSE, BEIRUT, LEBANON, 2019

En 1984, à 20 ans, la photogaphe part aux États-Unis étudier l’architecture à l’université Cornell. Le choc culturel est quelconque, mais ce qui l’a marque, ce sont les rudes hivers d’Ithaca, dans l’État de New York. Ell s’adapte rapidement, se marie et fonde une famille. Rania Matar se met d’abord à la photographie pour faire de meilleurs portraits de ses enfants, puis elle en devient rapidement fan. « La photographie m’a appris à voir le quotidien d’une manière magnifique », dit-elle. « J’avais quatre enfants. Ma vie n’était que chaos, mais dès que j’ai commencé à regarder dans le viseur, j’ai trouvé de la beauté dans ce chaos. Ce travail m’a également appris l’importance de l’intimité. »

Chaque petite chose qu’elle fait est magique

Mère de deux filles et de deux garçons, Rania Matar a particulièrement photographié ses filles lorsqu’elles sont passées de l’enfance à l’âge adulte – un chemin qu’elle reconnaît comme étant plein de complexités. Dans un monde qui héroïse les rites de passage des garçons, l’adolescence des filles demeure une histoire largement inexplorée, aussi bien dans la littérature, l’art ou le cinéma.

YARA, CAIRO, EGYPT, 2019
CIEARRA (IN THE CONEFLOWERS), WINSTON-SALEM, NORTH CAROLINA, 2018

Dans son quatrième livre, She, Matar relate ainsi des récits de passage à l’âge adulte d’un point de vue spécifiquement féminin. Scrutant la beauté et le mystère de cette période délicate de transformation avec une grande sensibilité, l’envoûtante collection de ces portraits de jeunes filles à la fin de l’adolescence ou au tout début de l’âge adulte, révèle une sensualité particulière, libérée de l’hypersexualisation à laquelle de nombreuses jeunes femmes sont confrontées.

Une bourse Guggenheim reçue en 2018 pour cette série a également permis à Rania Matar de voyager à travers tous les États-Unis et le Moyen-Orient pour réaliser son projet. Et ce, tout en capturant une humanité partagée qui transcende les frontières de temps et de lieu. S’inspirant de ses filles, aujourd’hui âgées d’une vingtaine d’années, la photographe se focalise sur les jeunes femmes qui vont partir seules, pour la toute première fois, « à la découverte du monde ».

SARAH, BEIRUT, LEBANON, 2020

« Je me rends compte à quel point il est difficile d’être une jeune femme aujourd’hui », dit Rania Matar. « On leur dit : ‘Vous pouvez être tout ce que vous voulez au monde’, mais en même temps, il y a toujours la pression de devoir faire ses preuves. J’ai vu mes filles quitter la maison, alors j’ai voulu en faire une expérience collaborative avec d’autres femmes qui en passaient par là. Je voulais qu’elles vivent intensément ce moment-là, qu’elles se sentent belles et puissantes. »

Je suis chaque femme

Après quatre décennies passées aux États-Unis, Rania Matar reconnaît qu’elle n’est ni Américaine ni Palestino-Libanaise, mais les deux à la fois. « J’ai toujours un pied dans chaque pays », dit-elle. Mais c’est le 11 septembre qu’elle a pris pleinement conscience que son identité de femme du Moyen-Orient était politisée dans son pays d’adoption.

RAYVEN, MIAMI BEACH, FLORIDA, 2019

« Jusqu’à ce moment, je ne pensais pas à mes origines. Je travaillais, nous avions acheté une maison, nous avions des enfants et j’étais devenue citoyenne américaine. Mais après le 11 septembre, c’est tout le sens de mon identité qui m’est apparu, surtout avec la rhétorique du ‘nous contre eux’. J’avais l’impression d’être à la fois eux et nous. Alors je me suis demandé : qu’est-ce que cela fait de moi ? »

Matar décide de le découvrir. Grâce à la photographie, elle commence à enquêter sur ce que cela signifie être une jeune fille aux États-Unis, au Moyen-Orient et dans les camps de réfugiés palestiniens, en se concentrant sur une identité partagée qui correspond également au stade de développement de ses filles. « Oui, je photographie des individualités, mais il y a quelque chose, dans le fait de grandir et de devenir une femme, de passer par tous les changements physiques et psychologiques, que nous partageons toutes », dit Matar. « Il est devenu important de montrer une autre facette – celle qui nous unit, plutôt que celle qui nous divise. »

Qui est cette fille ?

MARIAM, KHIYAM, LEBANON, 2019

En photographiant les jeunes filles et femmes du Moyen-Orient d’aujourd’hui, Rania Matar alors un large panorama des identités féminines dont on fait peu de cas en Occident. « Les représentations des femmes du Moyen-Orient sont unidimensionnelles. Les gens pensent qu’elles y sont opprimées et que tout tourne autour du voile, mais il y a beaucoup plus de complexité en nous », explique-t-elle. « Dans le mot “Elle”, il y a des femmes voilées et d’autres qui ne le sont pas. Elles sont musulmanes, chrétiennes, juives et druzes. J’attache beaucoup d’importance à l’ambiguïté. »

L’un des thèmes récurrent du livre est celui de la couronne, qu’il s’agisse d’une crinière royale ou d’un voile exquis. La photographe, en proie à des tensions personnelles à cette époque, a alors perdu une bonne partie de ses propres cheveux et s’est délectée des nombreuses façons dont ces jeunes femmes se présentent. Dans ses clichés, il est clair que le voile est autant une déclaration de beauté et de style que la coiffure elle-même.

WAFAA AND SANAA, BOURJ EL-BARAJNEH REFUGEE CAMP, BEIRUT, LEBANON, 2017
ALAE (IN THE GOLDEN WATER), KHIYAM, LEBANON, 2019

Un glamour incroyable imprègne ces photographies, et semble être la simple expression d’une aisance et d’une confiance en son corps, où que ce soit dans le monde. De par sa formation d’architecte, Rania Matar a l’œil pour la mise en scène, utilisant l’espace comme un participant actif du portrait. « Parfois, elles ont l’idée d’un lieu qui signifie quelque chose pour elles. Parfois, nous trouvons quelque chose ensemble. Et d’autres fois, c’est aussi simple que de se retrouver devant un arbre et de ne pas avoir à se déplacer », explique t-elle. « Je veux que ces femmes sentent qu’elles ont un rôle à jouer dans le processus. Je ne sais jamais jusqu’où elles sont prêtes à aller. Je leur laisse cette possibilité pour que nous puissions la découvrir ensemble. »

Par Miss Rosen

Miss Rosen est auteur. Basée à New York, elle écrit à propos de l’art, la photographie et la culture. Son travail a été publié dans des livres et des magazines, notamment Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice.

Rania Matar : She est publié par Radius Books, 60 $.

NOUR #1, BEIRUT, LEBANON, 2017

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