Il y a d’abord un lieu. Un endroit désert ou à peine peuplé, dans une grande ville, au beau milieu de nulle part, près d’un coin ténébreux. Un lieu qui invite à l’événement sombre, convoque le crime. Ce sont par exemple les terrains vagues en bordure d’une métropole que photographie Mark Ruwedel dans les années 1980. Ce sont ceux de Robert Adams dans sa très belle série Summer Nights dans laquelle il saisit le jardin d’une villa cossue en pleine nuit à la fin des années 1970. On pense à De sang froid de Truman Capote où les deux assassins pénètrent dans la splendide maison des Clutter et les tuent un par un… Moins violents sont les paysages urbains fixés par Brassaï à Paris dans les années 1930. Deux silhouettes bavardent sur un boulevard vide en pleine nuit. De la neige recouvre un petit square et pas une âme qui vive…
Nuages
La photographie est un art propice à l’invention d’un récit. Devant ces lieux déserts ou parcourus par une seule ombre, on ne peut que s’imaginer une histoire faite de petit ou de grand banditisme dans laquelle les voyous profitent de l’obscurité pour voler ou tuer. Parfois, les lieux ont l’allure d’une scène de théâtre comme dans les clichés de Daniel Boudinet lorsqu’il photographie Paris dans les années 1970. Souvent, ils sont empreints d’une inquiétante étrangeté, comme dans cette image de René-Jacques où des nuages de fumée s’échappent d’une grille tandis que le sol est parsemé de neige. Tableau bizarre, à la limite du surréalisme, et qui déclenche en nous une profusion de songes, une fable où une femme seule se ferait arracher son sac à main tandis qu’elle rentrerait chez elle à pied…
Braquage
Petit à petit, les silhouettes prennent forme, les visages se font plus nets. Prenons par exemple une photographie de Paulo Nozolino réalisée en 1979 à Lisbonne. Un œil scrute dans l’obscurité. On ne voit pas le reste du visage et on est obligé de deviner à quoi il peut éventuellement ressembler. On pense à un homme, seul, comme sur cette photographie de Klavdij Sluban prise dans le Transsibérien en 2008. Le passager du train regarde par une petite fenêtre et il semble avalé par des méditations intenses, peut-être un projet de braquage raté, peut-être a-t-il une dette énorme envers un groupe de mafieux et doit-il fuir au bout du monde pour les semer ? Que pense cet homme tandis que le train chemine en Mongolie ? Et que pense ce chauffeur de berline pris en photographie par Saul Leiter en 1955 ? Qu’entend-il comme conversation intime à l’arrière de son automobile ?
Projecteurs
Et cette femme accrochée au combiné dans une cabine téléphonique en Californie prise par Bernard Plossu en 1974 ? Comment ne pas penser à Paris, Texas de Wim Wenders où une héroïne en mal d’amour va se perdre dans l’immensité d’une ville ? Tels sont aussi les passants saisis par Ray K. Metzker dans de sublimes clichés en noir-et-blanc qui évoquent le vagabondage des anonymes, l’égarement des citadins de seconde zone. Parfois, un visage surgit, bondit hors de cet anonymat, est jeté à la lumière crue des projecteurs. Weegee s’est fait une spécialité d’attraper les criminels ou les cadavres avec son flash en pleine nuit. Il révèle les coulisses d’une cité où se trament des histoires macabres, des affaires d’argent et de revolvers.
Journal
Plus proches du rêve sont les images de Dolorès Marat. La photographe croise le chemin de personnages sortis tout droit d’un scénario de film. Ainsi de la « femme au sac à main » qui descend les escaliers mécaniques d’un métro et éveille en nous bien des suggestions d’intrigues. Ou bien cet homme « au chapeau » assis dans un cinéma vide. Ces clichés résonnent d’ailleurs merveilleusement bien avec la série de Miguel Rio Branco : Red and Blue With Horse réalisée entre 1973 et 1974. On y voit presque rien, mais on y voit matière à un film où pourrait se produire violences et passions dans la nuée colorée des écriteaux lumineux. Au fond, tout cela renvoie au script, à l’écriture et à la vanité humaine… Une photographie en est une métaphore accomplie : une image d’Yasuhiro Ishimoto prise à Chicago au début des années 1960. Il s’agit de deux pages d’un journal en train de s’envoler dans le souffle du vent. Ce sont des pages recelant peut- être des faits divers macabres qui, comme le montre cet envol, seront réduits à rien par les effets du temps et de l’oubli…
Par Jean-Baptiste Gauvin
Fil noir, Exposition de la collection de la MEP
Du 05 juin au 25 août 2019
Maison Européenne de la Photographie 5/7 Rue de Fourcy, 75004 Paris