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L’esthétique fiévreuse de Claudia Andujar

L’esthétique fiévreuse de Claudia Andujar

Après son passage au Brésil, comme nous le relations dans cet article, l’exposition consacrée au travail de Claudia Andujar rejoint les cimaises de la Fondation Cartier à Paris. L’occasion d’analyser une écriture visuelle particulière. 


Susi Korihana thëri au bain, pellicule infrarouge, Catrimani, Roraima, 1972-1974. © Claudia Andujar

Pour avoir réussi à saisir ces instants, la photographe s’est totalement intégrée à la vie et aux coutumes des Indiens Yanomami de la forêt d’Amazonie au Brésil, n’hésitant pas à partager leur nourriture, leur mode de vie et leurs pensées. À 88 ans, elle fait à ce point partie de leur famille que l’un d’eux, lors de l’inauguration presse à Paris, sera allé jusqu’à dire qu’elle est « une mère » pour eux, qu’elle leur a permis d’exprimer au monde le visage de leur communauté menacée et les malheurs qu’ils rencontrent à cause de l’invasion des orpailleurs, ces chercheurs d’or qui dévorent leur territoire avec l’œil approbateur des autorités brésiliennes actuelles. 

Ce travail de Claudia Andujar est en passe de devenir mythique. Il est la voix d’un peuple en danger et le témoignage d’une vie extrêmement différente des standards mondiaux, d’un mode de vie capitaliste et consumériste qui règne sur la planète. Il est d’autant plus précieux et parlant qu’il est le fait d’un regard de femme libre qui a utilisé une esthétique tout à fait étonnante, inventive, en rupture totale avec les codes classiques de la photographie. 

Jeune Wakatha u thëri, victime de la rougeole, soigné par des chamans et des aides-soignants de la mission catholique Catrimani, Roraima, 1976. © Claudia Andujar

Zones d’ombres

Afin d’évaluer la portée novatrice du travail d’Andujar, il est sans doute nécessaire de restituer le contexte. La photographe réalise ces images dans les années 1970 et 1980. À cette époque l’expérimentation photographique n’est pas courante, surtout dans la veine du documentaire. Claudia Andujar ose. Elle utilise des pellicules infrarouges qui donnent une teinte rose à ses photographies, comme si elles émanaient d’un monde irréel, secret et beau, que la plupart des êtres humains ne connaîtraient pas. Par cet étrangeté, les images frappent. Elles viennent nourrir un imaginaire sur la vie en forêt, sur le fait d’habiter au milieu des arbres et des animaux, rendant celle-ci enviable et facile. 

Claudia Andujar aime aussi beaucoup le noir et blanc. Mais là aussi, rien de classique. Dans la plupart de ses photographies, elle se plaît à y placer des contours flous, des zones d’ombres. Elle cultive le sentiment qui vient devant ces étranges rituels des Yanomami : le secret. Les êtres n’apparaissent jamais clairement, en entier. Ils passent comme des spectres pris dans une danse, en plein mouvement et que l’appareil photo n’a jamais réussi à saisir complètement. « D’ordinaire, la forêt est sombre, mais lorsque le ciel est couvert et qu’il pleut, elle le devient d’autant plus », dit la photographe qui a su si bien retranscrire cette obscurité envahissante. 

Candinha et Mariazinha Korihana thëri lavent un hocco dont les plumes seront utilisées pour empenner des flèches, Catrimani, Roraima, 1974. © Claudia Andujar

Halluciner

Sans doute la violence de l’acte photographique – certains n’hésitent pas à dire que le photographe « vole l’âme » du modèle – est ici volontairement atténuée par Claudia Andujar. La photographe semble effleurer ses sujets, sinon les caresser, pour n’être jamais définitif ni les emprisonner dans une image particulière. Ses photographies sont le contraire même de la photographie d’identité, froide et impersonnelle que demandent les autorités d’un pays. Elles sont solaires, engagées, imparfaites. Fiévreuses. 

Elles sont aussi immersives. Elles sont le plus sûr témoin de l’œil d’Andujar où l’émotion se mêle à l’amour qu’elle a pour ce peuple. Quand elle documente le rituel du reahu qui consiste pour les participants à notamment ingérer des substances hallucinogènes, elle joue avec la vitesse d’obturation et le flash de son appareil photo, peuplant ses images de traînées de lumière qui viennent accentuer la transe des Indiens. Elle semble aussi halluciner, mais c’est lors d’une hallucination lumineuse, collective et ritualisée, loin de l’aspect sombre et dangereux des hallucinations individuelles dans une société qui les réprime. 


Diapositives de la projection audiovisuelle, 1989/2018. © Claudia Andujar

Numéro 

Pourtant Claudia Andujar a aussi utilisé les codes de la photographie classique. Dans une série singulière, elle a réalisé des portraits d’Indiens en noir et blanc dans la plus pure tradition du portrait. Il y a néanmoins toujours une profondeur dans le noir, comme s’il engloutissait une partie des êtres qu’elle photographie. De fait, elle ira jusqu’à réaliser des portraits en modulant la lumière afin de signifier par là la menace de disparition qui pèse sur ce peuple. 

Si Claudia Andujar abandonne l’expérimentation photographique pour des portraits plus classiques, c’est aussi parce qu’elle intègre dedans des éléments perturbants et qui font réfléchir. Ainsi d’une autre série de portraits où elle demande aux Indiens de poser avec un collier portant un numéro. Ce sont les numéros utilisés par les autorités pour les vacciner et ainsi éviter qu’ils meurent d’épidémie. Mais ainsi présentés, ils font surtout penser à un accessoire au service d’une politique discriminatoire, qui fait fi de l’identité et de l’histoire de la personne, et qui en rappelle d’autre, comme par exemple l’étoile juive imposée par les Nazis que Claudia Andujar a dû porter elle-même lorsqu’elle était enfant en Europe. 

Toute l’esthétique de la photographe est ainsi un geste de tendresse tendu vers le peuple Yanomami. Elle procède d’une audace stylistique autant que d’un engagement humain et qui se nourrissent l’un l’autre. En montrant la vie de ceux qu’elle chérit, Claudia Andujar a inventé un langage, son langage, qui frappe aujourd’hui les esprits et dit combien l’inventivité en art est proche de l’amitié qu’on a avec son sujet. 


Unahi Opiki thëri, Roraima, 1974. © Claudia Andujar

MARCADOS, 1981-1984 Ericó, Roraima, 1983. © Claudia Andujar

MARCADOS, 1981-1984. Aracá, Amazonas/Surucucus, Roraima, 1983. © Claudia Andujar
Antônio Korihana thëri, jeune homme sous l’effet de la poudre hallucinogène yãkoana, Catrimani, Roraima, 1972-1976. © Claudia Andujar

Par Jean-Baptiste Gauvin

Claudia Andujar – La lutte Yanomami 

Du 30 janvier au 10 mai 2020 

Fondation Cartier 

261 boulevard Raspail, 75014 Paris 

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