À Deauville, la photographie de l’intime s’expose au grand jour

Sous les ciels changeants de Deauville, la 16ᵉ édition du festival Planches Contact consacre cette année la photographie de l’intime. Un genre d’ailleurs plus ou moins propre à tous les photographes, souvent amenés à photographier leur famille, leurs amis, avant d’explorer d’autres facettes plus sophistiquées.

Depuis sa création en 2010, le festival a su transformer la ville normande en un véritable laboratoire d’expérimentation visuelle, mêlant commandes publiques, résidences d’artistes, expositions en plein air et collaborations avec de grandes institutions photographiques. Le tout dans un esprit familial, qui paraît ne pas avoir changé, malgré cette année un changement d’équipe, le duo Jonas Tebib, directeur artistique, et Lionel Charrier, directeur de la photographie à Libération, ayant remplacé Laura Serani à la tête du festival.

« Planches Contact est né d’un pari : celui d’inviter des photographes à porter un regard contemporain sur Deauville et son territoire », rappelle Philippe Augier, maire de la ville et fondateur du festival. Ce n’est pas un slogan : chaque automne, la ville devient une exposition à ciel ouvert — plage, quai de l’Impératrice Eugénie, Les Franciscaines, Point de Vue — où les productions réalisées en résidence sont montrées pour la première fois. Le principe reste inchangé : pas d’exposition « importée », mais des œuvres produites dans et pour Deauville.

© 223, Guonu in the Dusk, 2025
© 223, Summer Taking Off, 2025
© 223, Accidental Ceremony, 2025

Ce beau projet est aussi raconté par les photographes eux-mêmes: invités en résidence, à raison de quatre périodes de deux semaines chacune, elles et ils parlent d’échanges chaleureux, de moyens et de temps de travail conséquents. A noter également que chaque artiste exposé reçoit une dotation de 5000 euros, en plus des frais de résidence et de production déboursés par le festival. Une somme conséquente dans le milieu de la photographie, similaire à celle d’un prix, et qui contraste fortement avec les plus faibles montants versés par d’autres plus importants festivals photo en France, comme celui d’Arles.

L’intime comme fil conducteur

Cette édition 2025, placée sous la direction artistique de Jonas Tebib, explore l’intime sous toutes ses formes, tout en laissant se distinguer l’intime et l’intimité. Dans une époque saturée d’images publiques, le festival propose un retour à la proximité, à la vulnérabilité, au regard personnel. C’est une vraie mise en cohérence du programme autour de ce motif. Le festival explique qu’il ne s’agit pas d’un repli domestique mais d’un regard rapproché : corps, mémoire, famille, autoportrait, mais aussi intimité d’un territoire, d’un fleuve, d’une ville de bord de mer, voire intime mental ou imaginaire de l’artiste. « La photographie de l’intime n’est pas repli sur soi, c’est une façon d’explorer notre rapport au monde », explique Jonas Tebib.

Cela se voit d’emblée dans le duo d’ouverture : le dialogue entre Claude Cahun et Cindy Sherman, présenté aux Franciscaines, permet de remonter aux sources de la mise en scène de soi, de l’identité comme fiction, de l’intime comme espace de résistance. Le dossier rappelle que, chez Cahun, « l’intimité n’est pas une sphère privée figée mais un espace de réinvention », tandis que chez Sherman « cette distance crée une forme d’intimité paradoxale ». En posant ces deux références au début du parcours, le festival fixe son cadre : l’intime ne se réduit pas au journal de famille, il peut être politique, construit, performé.

Circle in Stone © Arno Rafael Minkkinen
Untitled Film Still 81, 1980 © Cindy Sherman
© Renato d’Agostin
Narragansett, 1973 © Arno Rafael Minkkinen

Les séries présentées par les 18 photographes, toutes issues de résidences, ouvrent ainsi des voies singulières entre mémoire, identité et territoire. Le Chinois Lin Zhipeng (No. 223), figure très suivie de la scène asiatique, poursuit à Deauville son exploration d’une intimité libre et sensuelle, faite de corps dans le paysage, de jeunesse et de désir. C’est « une intimité joyeuse, érotique et colorée » dans une rétrospective de ses 20 ans de travail au Point de Vue. La Libanaise Myriam Boulos mène, elle, la première résidence hors les murs du festival, depuis Beyrouth, toujours sur la thématique de l’intime : ses images, issues de son travail What’s Ours, dialoguent avec celles produites en Normandie et montrent la volonté du festival d’ouvrir Deauville à d’autres géographies de l’intime.

Plusieurs résidences se jouent précisément sur ce fil entre territoire normand et intériorité. Carline Bourdelas s’empare de l’univers de Bonjour Tristesse pour retrouver, à Deauville, cette mélancolie lumineuse d’une jeunesse en suspens. Renato D’Agostin, maître du noir et blanc, réalise ce que le dossier appelle un « album de souvenirs personnels » à partir de la ville : une histoire d’amour rejouée dans le décor du cinéma balnéaire. Julien Magre, qu’on connaît pour ses récits familiaux, choisit ici de quitter le cercle domestique pour s’adresser à une figure fantasmée de Deauville, « Madame S. », inspirée de l’histoire de la ville ; il écrit, photographie, marche, et construit un récit affectif sur un lieu. Henrike Stahl a elle choisi de s’emparer du mythe de la princesse, en l’ancrant dans une réalité contemporaine: habitant par moments dans la dépendance d’un ancien château en Normandie, elle s’est intéressée aux châtelains et châtelaines d’aujourd’hui, à la recherche de leurs visages modernes.

La Belle au bois Normand © Henrike Stahl
Madame S. ©Julien Magre
Madame S. ©Julien Magre
Reflets d’Elle © Carline Bourdelas

Deux grands noms viennent ancrer le festival dans une histoire plus longue du corps et du paysage. Le Finlandais-Américain Arno Rafael Minkkinen réalise en Normandie une nouvelle série d’autoportraits qui sont montrés en parallèle d’une rétrospective sur la plage : ici, l’intime passe littéralement par le corps, nu, dans le paysage. À l’autre bout du spectre, le portraitiste Frédéric Stucin, à l’énergie qui rassemble, choisit d’explorer les coulisses du cabaret normand : plutôt que le spectacle, il photographie ce qu’il y a « avant » et « après », dans ces moments où les artistes ne jouent plus, où le maquillage coule, où la représentation sociale se fissure. Là encore, l’intime n’est pas le secret, c’est le moment où l’image se défait. Pour preuve: lors de la semaine d’ouverture du festival, le photographe a réussi le pari de faire venir aux Franciscaines plusieurs drag queens, pour une soirée et un spectacle gratuits très appréciés des deauvillais. 

Soutiens

Le festival insiste aussi sur sa dimension de soutien à la jeune création. Le « Tremplin Jeunes Talents » devient le Prix de la Jeune Création Photographique, élargi aux 18-35 ans et doté d’une résidence à la Villa Pérochon à Niort. Le jury est présidé cette année par Rima Abdul Malak, ancienne ministre de la Culture, qui dit très clairement : « Cette récompense est bien plus qu’un prix : (…) c’est surtout une confiance donnée à la jeune génération, une foi absolue dans les regards nouveaux qu’elle peut nous offrir. » 

Autour d’elle siègent notamment Philippe Augier (maire de Deauville), Alain Genestar (fondateur du magazine Polka), Anne Lacoste (directrice de l’Institut pour la photographie de Lille), Nicolas Jimenez (directeur de la photographie au Monde), Philippe Guionie (directeur de la Villa Pérochon), Lionel Charrier et Jonas Tebib, ce qui ancre le festival dans un réseau institutionnel solide. La photographe lauréate de cette année: Naïma Lecomte, qui a choisi de suivre le cours de la Touques, ce fleuve qui, depuis sa source, traverse les terres avant de se jeter dans la mer, séparant Trouville de Deauville. En arpentant ses rives, elle explore les paysages, les quartiers et les présences humaines qui jalonnent son parcours.

Ce qui borde © Naima Lecomte
© Myriam Boulos
Les filles d’ici © Anaïs Ondet

Cette 16ᵉ édition affirme également sa dimension sans frontières avec la résidence libanaise bien sûr, mais aussi en continuant ses partenariats: fondation photo4food, we are_Paris, Paris Photo. Ce n’est pas seulement une programmation : Planches Contact est un écosystème qui soutient les artistes, diffuse leurs travaux à Paris, et fait circuler les images au-delà du temps du festival. Une édition 2025 qui apparaît ainsi comme charnière : nouvelle direction, thématique clairement assumée, exigence de production, soutien renforcé aux jeunes, et un message qui traverse tout le festival. À Deauville, sur les planches balayées par le vent, les images de cette édition résonnent comme des confidences ouvertes au public — des fragments d’intimité partagés à ciel ouvert.


Le festival Planches Contact est à voir à Deauville jusqu’au 4 janvier 2026.

© Daniel Blaufuks
© Daniel Blaufuks

Lire aussi: Le chant des sirènes

Vous avez perdu la vue.
Ne ratez rien du meilleur des arts visuels. Abonnez vous pour 7€ par mois ou 84€ 70€ par an.