À Séoul, Petra Collins brûle sa chambre d’ado

Première rétrospective muséale consacrée à la photographe et instagrameuse de 33 ans, « fangirl » retrace en plus de 500 œuvres l’ascension fulgurante de cette Canadienne, devenue malgré elle le symbole de l’esthétique millenniale.

Comment une adolescente dyslexique de Toronto a-t-elle imposé au monde entier ses filtres pastel et son grain de pellicule ? Les trois étages du Daelim Museum de Séoul esquissent la réponse. Des premiers clichés solaires de sa sœur Anna et ses amies aux collaborations récentes avec le groupe de K-pop BLACKPINK ou la rappeuse californienne Billie Eilish, fangirl cartographie l’ADN visuel d’une génération.

Le pari est malin pour le Daelim Museum, situé dans le quartier branché de Jongno. Programmer l’artiste au million d’abonnés Instagram garantit l’affluence du jeune public. Preuve en est, les stars du groupe pop NewJeans ont été aperçues déambulant entre ses murs. Capitalisant sur cette affinité avec Petra Collins, le musée déploie ses œuvres du sol au plafond : photographies argentiques XXL, clips vidéo, installations, pièces de mode.

The Teenage Gaze, High School Lover, 2010-2015 © Petra Collins

La scénographie entière épouse la palette de l’artiste et nous plonge dans l’atmosphère onirique propre à la pellicule 35 mm de l’artiste qui a envahi les réseaux sociaux, la publicité et jusqu’à l’industrie musicale. Néons, strass et paillettes dominent. Mais si cette rétrospective peut se lire comme une extension de l’univers numérique de Petra Collins, le travail de la photographe transgresse largement ce registre pop adulé par la gen-Z.

Coming of Age

L’exposition s’ouvre sur ses premiers clichés pris à Toronto, au début des années 2010. La lycéenne de 15 ans s’ennuie ferme en cours de photographie. Les théories sur l’art ? « Je m’en fichais complètement », confiera-t-elle. Son éducation véritable se fait ailleurs, dans les pages de Vice qu’elle dévore chez American Apparel. Les images de Ryan McGinley, avec ses corps nus et libres bondissant sous le soleil, l’électrisent.

Par chance, le photographe l’embarque en road-trip. C’est le déclic. « Je ne sais pas si Ryan en a conscience, mais une grande partie de mes techniques d’éclairage viennent de lui », déclare l’artiste, qui s’imprègne de son savoir-faire. « Ryan est plus technique que moi en photographie. Mon intérêt pour ce médium vient vraiment du cinéma et j’étais autodidacte jusqu’à ce que je passe par l’école Ryan McGinley. J’ai tellement appris à ses côtés. »

L’influence de McGinley, pour qui Collins prend la pose en 2013, affleure dans son usage de la lumière brute. Elle transparaît dans le regard clair de ce jeune garçon roux à la peau claire et imberbe qu’elle baptise « Le petit prince ». Et dans les nombreux clichés à l’atmosphère éthérée de ses amies, photographiées allongées dans l’herbe ou cheveux au vent, leur blondeur accentuée par les rayons du soleil.

Coming of Age, 2017 © Petra Collins, Courtesy Rizzoli International
Coming of Age, 2017 © Petra Collins, Courtesy Rizzoli International
Coming of Age, 2017 © Petra Collins, Courtesy Rizzoli International

Mais la photographie inaugurale de sa carrière, exposée à Séoul, est une photo d’intérieur. Elle montre trois amies de sa sœur assises sur un lit, cigarette allumée, conversation légère teintée de mélancolie. On songe d’instinct à la chambre des sœurs Lisbon dans le film Virgin Suicides de Sofia Coppola. Usine à rêves juvéniles et matière à fantasmes, la chambre est aussi le lieu de tous les dangers.

La lumière était vive ce jour-là, pourtant les images ressortent sombres. Comme un journal intime, la photographie semble refléter l’intériorité des jeunes filles, à la fois tendre, subversive et insondable. Ce motif récurrent de l’adolescence mise à nu dans sa chambre évoque le travail Larry Clark, quand l’intimité frontalière de ces images rappelle celle, dérangeante, de Nan Goldin.

Paillettes et spleen adolecent

« J’ai vu mon appareil capturer de nombreuses vérités. Et les vérités qui m’ont le plus choquée étaient les miennes », déclare Petra Collins qui a partagé ces images très personnelles en ligne, suscitant l’écho immédiat d’innombrables « fangirls », souvent mal dans leur peau. Sous les apparences colorées et l’esthétique rêveuse, ses images abordent des thèmes sombres : drogue, sexe, alcool, dépression.

On y voit des adolescentes allongées sur des lits défaits, des corps enlacés dans des chambres saturées de lumière rose, des visages endormis ou absents. Puisque Petra Collins est venue à la photographie par le biais du cinéma, impossible de ne pas penser cette fois aux adolescents en détresse de la série à succès Euphoria, dont la photographe a signé la direction artistique, avant d’être remerciée sans autre forme de justice. 

En y regardant de plus près, la violence infuse l’univers de Petra Collins dès ses débuts. « J’ai quitté la maison très jeune et j’étais dans une relation très abusive. Je voulais quitter cette personne mais je n’avais ni l’argent ni d’endroit où aller », se remémore l’artiste de sa jeunesse. Enfance difficile, père ruiné par la faillite de sa boutique de bas et collants, mère hongroise réfugiée souffrant de bipolarité, dyslexie sévère, troubles alimentaires.

Coming of Age, Anna et Kathleen dans Clarinda, 2017 © Petra Collins
The Teenage Gaze, Footsteps in Highschool, 2010-2015 © Petra Collins

Contrainte d’abandonner son rêve de devenir danseuse après une opération du genou, Petra Collins se reporte sur la photographie. A 20 ans, elle débarque à New York où sa carrière commerciale décolle. Les campagnes s’enchaînent : Gucci, Adidas, Apple, Marc Jacobs. Des mannequins multi-ethniques et multi-tailles en sous-vêtement Calvin Klein au shooting d’un film à la veine lynchienne pour COS, tous jouent avec les codes de la féminité.

« Mon regard et ma personnalité, c’est fluide. L’art n’est pas cantonné à un seul espace », affirme Petra Collins. Pour le magazine de mode anglais Evening Standard, elle photographie l’actrice Chloe Sevigny en robe de mariée en tulle blanc, destroy et sexy, porte-jarretelle en dentelle apparent. Mais aussi le rappeur Lil Nas X avec des ailes d’anges pour M, le magazine du Monde, et Young Thug torse nu, dans une posture de prière, pour Interview.

La rappeuse Cardi B, ancienne srip-teaseuse du Bronx, pose sous son objectif avec la même lumière diffuse, le même grain argentique qui caractérisait déjà ses portraits de lycéennes anonymes. Ironie du sort : celle qui a inventé l’esthétique millennial commerciale a fait les frais de cette célébrité. Un espace est d’ailleurs consacré à la controverse de 2013, le « bikinigate ».

Tuer le monstre

Cette année-là, Petra Collins poste son autoportrait en bikini, non épilée. Instagram supprime aussitôt son compte. Elle réplique dans une tribune. « La censure des corps féminins incarne la haine et la méfiance que nous éprouvons envers les corps féminins. » Ces images censurées révèlent la dimension politique de son travail. Petra Collins s’insurge contre la représentation lisse et conforme des corps.

Sa série « The Gaze », en référence au female gaze (« regard féminin »), montre déjà des corps jeunes couverts d’ecchymoses dans des couloirs sombres et des vestiaires blafards. L’artiste place volontairement le spectateur en position de voyeur, le poussant à s’interroger sur son propre regard. « Je voulais que les gens éprouvent un malaise en regardant mes images de jeunes filles », explique-t-elle.

Fairy Tales, Realization, 2020-2021 © Petra Collins
Baron, Why be you when you can be me, 2019 © Petra Collins

L’exposition à Séoul révèle un tournant de l’artiste, lasse de son propre succès. « C’est étrange de constater aujourd’hui que ce que j’ai créé est devenu l’esthétique par défaut de tous les produits millennial. À l’époque, j’avais l’impression de faire quelque chose d’important, qui changerait le monde. Alors maintenant, je me demande : “Bordel, quel genre de monstre ai-je enfanté ?” » déclare t-elle au média Highsnobiety. Reste à tuer la créature.

À la manière d’une Cindy Sherman ou d’une Courtney Roy en photographie, voire d’une Coralie Fargeat (The Substance) au cinéma, elle pousse toujours plus loin le travestissement de ses personnages. Ses images virent au gothique, au grotesque, au paranormal. Elle orne ses modèles d’écailles de lézard, ligote les  adolescentes comme des otages, fait des selfies dans un cercueil tapissé de fausses fleurs.

Dans un geste fort, comme pour tuer le monstre, elle photographie une chambre de jeunes filles en feu. Tout feu tout flamme, Petra Collins réinvente le féminisme façon freak show. L’exposition s’achève sur le projet de son premier long métrage, un body horror sur Internet, conçu après qu’elle a quitté New York pour Los Angeles. « C’est une ville bâtie sur la célébrité. Elle a ce nuage noir qui plane au-dessus d’elle », observe-t-elle.

Paradoxalement, la célébrité terrifie Petra Collins. « Mon rapport à mon corps est si conflictuel, et Instagram n’a rien arrangé. » L’artiste a peut-être trouvé la solution. Créer son propre univers, son refuge 2.0. « Toutes les images que je crée, je construis en quelque sorte ce monde dans lequel j’aurais aimé être acceptée, ou dans lequel j’aurais aimé vivre », explique Petra Collins. Et devenir ainsi sa propre fangirl.

Coming of Age, 2017 © Petra Collins, Courtesy Rizzoli International

“fangirl,” is on view through December 31, at Daelim Museum, in Seoul, South Korea. Les livres de Petra Collins sont disponibles chez Rizzoli.

Portrait de Petra Collins

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