Adrien Boyer: « Je cherche à créer un paysage intérieur »

Avec sa série « Un balcon sur l’infini », exposée au festival Planches Contact de Deauville, Adrien Boyer poursuit son dialogue avec le paysage maritime. Après les côtes du Var et du Finistère, il s’attarde cette fois sur celles de Normandie, dans une continuité à la fois géographique et intérieure. Plutôt que de représenter un lieu précis, il capte des formes, des textures, des respirations de lumière où se devine une émotion silencieuse.

Photographe du sensible, Adrien Boyer arpente la côte comme on explore un territoire mental. La mer devient miroir, le ciel passage. Entre flux et reflux, il saisit ces instants suspendus où la matière du monde semble se confondre avec celle de la pensée. Ici, l’horizon n’est plus une limite : il est une ouverture, une invitation à la contemplation, à la perte de repères.

À travers des compositions épurées et des harmonies de couleurs subtiles, il transforme l’ordinaire en seuil vers l’infini. Sa photographie, précise mais instinctive, offre une expérience presque méditative du réel, dont il parle à Blind dans l’entretien suivant.

Votre série exposée à Planches Contact prolonge une exploration commencée dans plusieurs régions françaises. Qu’est-ce qui vous a plu en Normandie ?

Dans la continuité de mon projet intitulé « A l’horizon du monde », initié il y a 2 ans en Méditerranée, et approfondi cet été dans le Finistère, je souhaitais poursuivre cette exploration par l’image, des imaginaires liés à la mer, et aux villes côtières. A mes yeux, la Normandie porte en elle un rapport singulier, distant, — peut-être est-ce en raison de ses plages si profondes  — que l’on pourrait qualifier de philosophique ou de métaphysique entre l’homme et la mer. Alors que partout où il m’a été donné de voyager, la mer constitue un appel à lever l’ancre, une invitation à l’action, il me semble qu’ici la mer suscite à l’inverse une réaction immobilisante, ou plutôt « réfléchissante ». A travers mes déambulations sur la côte – Honfleur, Cabourg, Dives, Houlgate, Franceville… -, j’ai tenté de brosser le portrait de cette cité étrange et comme suspendue au bord de notre abîme intérieur, qu’est la ville côtière normande.

Un Balcon Sur l’Infini © Adrien Boyer
Un Balcon Sur l’Infini © Adrien Boyer

Vous avez été invité en résidence par le festival. Pouvez-vous nous raconter comment celle-ci s’est passée ?

Ce fut une expérience humaine et artistique formidable ! J’ai passé 3 semaines en Normandie au cours de 3 séjours répartis entre mars et juillet. Nous sommes une quinzaine d’artistes invités en résidence. Nous avons la possibilité de venir lors de 4 périodes de 2 semaines chacune, ce qui nous permet de nous retrouver et de partager une sorte de vie commune, tout en menant chacun nos projets artistiques personnels à notre rythme. Nous séjournons tous dans la villa Namouna, une superbe maison du style normand donnant sur la plage, destinée à l’accueil d’artistes par la ville de Deauville. Avec la mer s’étalant sous mes yeux, je ne pouvais rêver d’un cadre plus inspirant pour réaliser mon projet. Nous bénéficions d’un appui logistique de la part du centre culturel des Franciscaines. Mais au-delà de nous donner les moyens de réaliser un projet ambitieux en Normandie, l’intérêt de cette résidence tient aux rencontres que nous faisons, et aux liens que nous tissons. Je me souviens de longues discussions avec le grand Arno Minkkinen commentant minutieusement mes images, ou bien d’un échange sur le sens politique de la photographie du corps avec l’artiste Chinois Lin Zhipeng, ou encore de débats passionnés sur de s questions existentielles avec le jeune photographe Jérémy Appert ; ce sont des moments précieux, d’une densité unique, qui comptent pour toute la vie.

Le titre « Un balcon sur l’infini » évoque à la fois un lieu de contemplation et une ouverture mentale. Comment ce titre est-il né ? Vous parlez souvent de la mer comme d’un « territoire de l’âme ». Que révèle-t-elle pour vous, dans ce rapport prolongé à l’horizon ?

Comme le décrit le philosophe François Jullien dans son ouvrage l’Inoui, la proximité de la mer est ce qui permet parfois de voir à nouveau. C’est-à-dire de se laisser déborder par le monde et de le redécouvrir en dehors des catégories structurées de la pensée, et par-delà les mots. Je soupçonne la mer, en Normandie plus qu’ailleurs, de nous attirer vers un autre abysse, le nôtre, de nous porter à la découverte des confins de nos pensées, à faire ce grand voyage qui permet de passer de l’autre côté de notre horizon intérieur. « Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe, ni les voiles au loin descendant vers Harfleur. » Pourtant Victor Hugo regardait, mais ce qu’il voyait le renvoyait au-delà de lui, vers l’infini de ses sentiments. Voilà pourquoi tant d’artistes se sont trouvés à mon sens comme projetés en eux-mêmes au contact de cette mer si omniprésente qu’elle en devient invisible, ont été pris de « réflexions » insondables. La mer fait son œuvre sur l’esprit autant que sur le regard. 

Vos images semblent abolir toute mesure, tout repère géographique. Cherchez-vous à créer un espace intérieur plutôt qu’un espace identifiable ?

Vous noterez que l’on ne voit jamais la mer, ou à peine, dans mes photographies, mais il me semble qu’on en ressent la présence. Je cherche à créer un paysage intérieur, où l’âme puisse se mouvoir, puisse se déployer au gré de ses états, de ses émotions, de ses souvenirs et de ses aspirations. Ma photographie n’est pas descriptive, elle est introspective et par là-même, émancipatrice. Car c’est quand on se perd qu’on se découvre. Chaque photo vise à recréer une réalité nouvelle à chaque fois qu’on la regarde, en fonction de la personne que l’on est au moment où on la regarde. Tout est fait pour nous maintenir en surface de nous-même, pour formater notre relation au monde, mais la mer contient en elle-même l’idée qu’il y a quelque chose sous la surface, que la réalité ne se résume pas à ce que l’on voit. 

Un Balcon Sur l’Infini © Adrien Boyer
Un Balcon Sur l’Infini © Adrien Boyer
Un Balcon Sur l’Infini © Adrien Boyer

Dans vos compositions, le monde n’apparaît plus en trois dimensions, il n’est plus qu’une seule. Dans votre perception, la Terre est-elle plate ?

Oui bien sûr ! (rires). Je pense que cette impression vient du fait que pour moi chaque atome de la réalité compte autant qu’un autre. Dans mes photographies, je cherche à rendre sensible cette vision du monde. Je crois que rien n’est plus important qu’autre chose, mais que tout est essentiel. C’est pourquoi dans mes images il n’y a pas de sujet à proprement parler ; car rien si rien n’est important mais qu’une image existe tout de même, alors tout devient nécessaire. Chaque brin d’herbe, chaque nuance sur le sable, chaque teinte, se met à vibrer, à éclater, à apporter sa clef de voûte à l’ensemble.

Quelle place accordez-vous au hasard, à l’instinct dans votre manière de photographier ?

Mes photographies sont paradoxalement très construites et parfaitement instinctives. C’est quand je lâche prise sur mon regard que celui-ci commence à percevoir selon ce que je suis vraiment. Le hasard ne doit rien au hasard ; c’est l’art d’être présent au monde et à soi-même qui permet de voir ce qui s’y passe. L’instant décisif pour moi dépend moins de ce que je regarde, que de la façon dont je le regarde, de ma disposition d’esprit.

Comment travaillez-vous la couleur ? Elle semble ici moins réaliste que spirituelle, presque méditative.

La couleur joue un rôle essentiel dans ma façon de travailler, elle me permet d’oublier ce que je suis en train de regarder pour passer à un autre niveau de perception des choses, qui me semble supérieur, plus méditatif sans doute, mais surtout plus vrai. La couleur libère ma vision de la contingence matérielle, et je dirais libère la matière elle-même de ce à quoi notre esprit la réduit : des objets, des fonctions, des noms, des classifications arbitraires du langage et de la pensée. D’un point de vue rationnel on peut avoir l’impression que les couleurs appartiennent aux choses, mais d’une certaine façon ce sont les choses qui appartiennent aux couleurs ; on retrouve ici le dilemme mis à jour par la physique quantique ; chaque particule de matière peut également se définir sous forme de longueur d’onde.

Un Balcon Sur l’Infini © Adrien Boyer
Un Balcon Sur l’Infini © Adrien Boyer

Le texte de présentation cite Paul Valéry : “Où est l’homme qui n’a pas exploré en esprit la nature abyssale ?” Comment ce vers éclaire-t-il votre rapport à la photographie ?

Je suis tombé par hasard cet été sur cet essai poétique intitulé Regards sur la mer ; très joliment réédité chez Fata Morgana. Pour moi cette interrogation reflète parfaitement le sentiment de bascule intérieure que je tente d’explorer avec mes images. La mer est d’abord une expérience de la pensée, elle fait travailler l’imaginaire, elle nous pousse à imaginer ce qu’il y a derrière, ce qu’il y a au-dessous, ce qu’il y a au-dessus, la mer nous déborde. Elle nous permet de comprendre que nous ne comprenons rien, mais que nous sommes compris dans l’univers. Seule la mer, comme le firmament la nuit, ou quelques spectacles inconcevables et rares, ont la capacité à renverser brutalement le penchant égocentré et interprétatif de l’homme, et à lui ouvrir les portes de la conscience, à le faire sortir de lui-même, et ainsi à lui permettre de se connaître réellement.

Que représente cette exposition pour vous et votre carrière ?

Cette exposition constitue une étape significative dans mon parcours. Une quinzaine d’années depuis mes débuts, elle marque une reconnaissance de mon travail et de ma démarche artistique mêlant réflexion et sensation, interrogeant la capacité du regard à déconstruire le sens pour le reconstruire ailleurs. Je suis reconnaissant au jury de la bourse photo4food et au festival Planches contact m’avoir fait confiance, et suis très heureux de figurer dans cette programmation aux côtés d’artistes majeurs de la scène photographique contemporaine française et internationale. Cette expérience marquante portera certainement de très beaux fruits pour nous tous !


« Un balcon sur l’infini », d’Adrien Boyer, est à voir au festival Planches Contact de Deauville, jusqu’au 4 janvier 2026.

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