Christian Caujolle, fondateur de l’Agence VU et figure de Libération, est mort

Lundi 20 octobre 2025, Christian Caujolle s’est éteint à Tarbes, à l’âge de 72 ans, des suites d’une longue maladie. Fondateur de l’Agence VU et de la galerie VU, ancien responsable photo de Libération, commissaire d’expositions, critique et enseignant, il laisse derrière lui une œuvre décisive, intellectuelle et humaniste, qui a façonné la photographie contemporaine en France.

Né le 16 février 1953 à Sissonne, dans l’Aisne, Christian Caujolle grandit dans une ferme isolée d’Ariège, au sein d’un environnement modeste où il découvre très tôt la lecture. Il a ainsi une jeunesse façonnée par les livres et la lumière. Il citera Romain Rolland et Kafka comme premières initiations au regard : « Ils m’ont appris que l’on peut penser autrement. » Après des études à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, il se destine à l’enseignement de l’espagnol, mais son parcours bascule lorsqu’il découvre, à Toulouse, « Paris de nuit » de Brassaï — une révélation : « Pour la première fois, je vois des photos encadrées au mur ». Cette découverte scelle son rapport à l’image : non comme décor, mais comme pensée.

Révolution de l’image de presse

En 1978, il entre au journal Libération, d’abord comme journaliste, puis il devient responsable du service photo. Le journal, alors dirigé par Serge July, lui laisse une grande liberté : il y impose une conception nouvelle du photoreportage, plus narrative et réflexive. L’image n’est plus simple illustration : elle devient parole. Caujolle fait entrer à Libé des signatures comme Raymond Depardon, Sebastião Salgado ou Sarah Moon, et invente une esthétique éditoriale fondée sur la subjectivité.

« Un photographe doit se poser la question : est-ce que je montre le monde attentivement ? » explique t-il à l’époque. Sous sa direction, le journal devient un lieu d’expérimentation, où la photographie dialogue avec le texte sans hiérarchie. Ce modèle influencera durablement la presse européenne. Et aujourd’hui encore, si Libération accorde autant d’importance et de place à la photographie, avec des couvertures et des ders souvent très artistiques, il le doit en partie à Christian Caujolle.

L’aventure VU

En 1986, il quitte Libération pour fonder l’Agence VU avec Zina Rouabah. L’idée est simple : rassembler sous un même toit photojournalistes, artistes, auteurs visuels, et défendre leur indépendance. Il déclare : « Dire “je suis photographe”, doit redevenir un choix. »

Sous sa direction, VU devient aussi un laboratoire. S’y côtoient des figures comme Michael Ackerman, Antoine d’Agata, Isabel Muñoz ou Denis Darzacq. En 1998, il ouvre la galerie VU’ à l’Hôtel Paul-Delaroche, à Paris, pour offrir un lieu d’exposition à ces voix singulières. Ce double espace, agence et galerie, redéfinit la place de la photographie : un art d’auteur, mais ancré dans le réel. « Il n’y a pas de différence entre reportage et travail artistique », dira-t-il en 2022. « La photographie, c’est une manière d’être au monde. »

Caujolle multiplie ensuite les projets : il dirige des expositions aux Rencontres d’Arles, collabore avec le Musée de l’Élysée et le Jeu de Paume, conçoit des rétrospectives majeures sur Salgado ou Sarah Moon. En 2008, il fonde le Photo Phnom Penh Festival, première plateforme internationale dédiée à l’image contemporaine en Asie du Sud-Est.

Magali Jauffret, journaliste à L’Humanité, en compagnie de Christian Caujolle, à Toulouse en octobre 2024. Deux figures du milieu de la photographie française décédés en 2025. © Jonas Cuénin

Accompagner les photographes

Parallèlement à ses activités de commissaire, il enseigne à l’École nationale supérieure Louis-Lumière, à l’Université Paris VIII et au Master de journalisme de l’ESJ de Lille. Sa pédagogie est directe, parfois abrupte : « La photographie, m’a-t-il appris, n’explique rien. Elle montre, et cela suffit », se souvient une ancienne élève.

Ainsi Christian Caujolle conçoit-il la photographie comme un langage à la fois intellectuel et charnel. Dans l’ouvrage collectif Things as They Are – Photojournalism in Context (Aperture, 2005), il écrit alors : « La photographie m’a appris à douter — de moi-même, de la représentation, et du monde. » Cette défiance féconde, entre regard et analyse, demeurera une marque de fabrique.

L’homme refuse aussi les catégories : il passe sans effort du reportage à l’installation, de la critique à l’enseignement, du journal au livre. « Je suis seulement intéressé par ces photographies qui me touchent sans savoir pourquoi », dira t-il. Cette phrase, devenue emblématique, résume sa vision : celle d’un regard qui ne juge pas, mais accompagne, questionne, doute.

Sa mort, annoncée par Le Monde, laisse un vide profond dans le milieu photographique. Son parcours aura été ponctué d’engagements constants, mais aussi de controverses : en 2024, une plainte pour agression sexuelle visant des faits anciens a été déposée contre lui, ternissant la fin de sa carrière. L’enquête suit encore son cours.

Pour beaucoup, cette zone d’ombre ne doit pas effacer son rôle de formidable passeur d’images. De la presse à l’art contemporain, Caujolle aura accompagné toute une génération de photographes à penser leur pratique autrement. Son influence se lit encore dans les festivals, les écoles et les rédactions : l’idée que la photographie n’est pas un reflet du monde, mais une expérience de sa complexité.

Il laisse derrière lui des centaines de textes, de catalogues, d’articles (dont certains écrits pour Blind), un réseau d’artistes pour qui il a été un mentor discret. Il aura montré qu’un photographe pouvait être tout à la fois — penseur, militant, et messager. Dans un monde saturé d’images, il rappelait encore : « Notre regard est aussi questionné. »

Photo de couverture par Philong Sovan.

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