« Nous devons étudier l’histoire de ce que nous faisons. » Avec ces quelques mots, Coreen Simpson vise juste. Et plus encore aujourd’hui, car il a fallu attendre 2025 pour découvrir sur les étals la première monographie majeure (en anglais) de cette artiste prolifique et multidisciplinaire, aujourd’hui âgée de 83 ans.
La maison d’édition d’Aperture comble enfin ce manque pour ceux qui la connaissent ou la découvrent. « Il s’agit de la première étude de son utilisation du style comme voie vers la liberté individuelle et la justice représentative. », explique en ouverture le trio d’autrices Leigh Raiford, Deborah Willis et Sarah Lewis, de ce livre issu de la collection Vision & Justice d’Aperture.
La dialectique de l’être
Rosa Parks, Nelson Mandela, Mohamed Ali, Grace Jones, Eartha Kitt, Diana Ross, Toni Morrison, Nina Simone, James Baldwin, Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, David Bowie… Coreen Simpson compte à son actif une myriade de grands noms, qu’elle a glorifiés devant l’objectif.
Ce premier ouvrage d’envergure nous invite ainsi à la (re)découvrir. Les 230 pages offrent à lire plusieurs essais de personnalités dans le champ de l’expression visuelle et une interview très intéressante avec Déborah Willis, qui met en lumière l’impact de ses contributions sur l’art et le style contemporains. Au centre, se déploient ses séries photographiques à travers le temps. Toutes se révèlent être des célébrations de la culture identitaire noire américaine. Des images expressives, dynamiques, affirmées.
Coreen Simpson n’a jamais cessé de revendiquer son désir d’exposer la dignité et la fierté de ses sujets. Elle confie d’ailleurs avoir gardé des bribes de souvenirs de sa mère adoptive quand elle lui coiffait les cheveux sur le perron de leur immeuble de Brooklyn, regardant les passants déambuler dans des tenues extravagantes et hautes en couleur. « Je n’ai aucune photo de moi bébé, de mon frère et moi, car nous étions dans un orphelinat, puis dans des familles d’accueil. J’adorerais voir une photo de mes parents adoptifs et biologiques. Je n’en ai pas. L’appareil photo et la valeur de l’image sont donc très importants pour moi, un document que l’on possède. »
Photographe par nécessité
Avec plus de cinquante ans de carrière, Coreen Simpson est particulièrement connue pour ses portraits de vie et sa série sur les B-Boys dans le New York des années 1980, capturant l’énergie des débuts du hip hop, entre streetwear, graffiti, breakdance et culture DJ.
Celle qui est née à Manhattan d’une mère blanche et d’un père afro-américain, arrachée à eux puis confiée à des familles d’accueil, a ainsi façonné sa propre trajectoire. Elle a multiplié les métiers en commençant sa carrière en tant que rédactrice jusqu’à ce que le médium photographique s’impose à ses yeux comme une évidence. « Je travaillais en freelance, et je n’aimais pas les photos que les gens m’envoyaient ou prenaient de mes sujets. Je me suis dit que mes articles seraient plus beaux si je pouvais photographier mes sujets comme je les vois. », raconte-t-elle dans son entretien avec Deborah Willis.
Deux photographes, mentors et amis lui mettent le pied à l’étrier : Walter Johnson lui montre comment utiliser un appareil photo 35 mm en trente minutes ; Frank Stewart, connu pour ses portraits de jazzmen, lui fait prendre conscience de la nécessité de raconter l’histoire des Afro-Américains lors de ses cours de chambre noire au Studio Museum de Harlem.
Mais Coreen Simpson s’est aussi fait un nom grâce à sa ligne de joaillerie. À travers son Black Cameo, elle conçoit son bijou le plus emblématique, à la fois mode, féminin et politique : un camée représentant une femme noire —et non une femme blanche en noir, comme elle le souligne—, qui consolide ainsi son héritage. Oprah Winfrey, Rihanna, Janet Jackson ou encore Iman ont porté haut ses créations, qu’elle a d’abord vendues dans les rues new-yorkaises avant d’être repérée par la créatrice de mode Carolina Herrera. Cette activité, qui a rapidement prospéré, lui permet d’être autonome et libre de ses choix éditoriaux.
L’essence du style
Ses inspirations visuelles puisent dans le travail de Richard Avedon, Gordon Parks, James Van Der Zee, Baron de Meyer, Henri Cartier-Bresson. Sa série de collages About Face se démarque de toute son œuvre, flirtant avec le surréalisme. Ses expérimentations sont des récits fragmentés « avec la verve picturale d’un Weegee et d’une Diane Arbus », qui figurent également parmi ses plus grandes influences. Ici, les portraits cachent les visages de ses modèles, avec des tresses, des masques africains, des cadrans d’horloge, des yeux, des mains, des bouches, nous embarquant dans des histoires fantastiques. Avec Artists, elle joue avec le flou et la superposition.
Cowboys, drag queens, cuisinières, militants, préposés aux toilettes, prédicateurs de rue, croyants, badauds… Les anonymes sont tout autant sublimés devant son objectif. Coreen Simpson a d’ailleurs très vite créé son petit studio photo itinérant, comme ce fond de scène au Roxy Club pour ses portraits des B-Boys, installant lumières et trépied. Elle a fait le tour des boîtes de nuit et des salles de spectacle les plus populaires de New York, comme l’Apollo Theater de Harlem, couvert des défilés de mode, des événements sportifs et des comédies musicales sur scène comme The Wiz.
Le travail de Coreen Simpson a été publié dans Village Voice, Ms., le New York Times, Unique NY, Vogue, Stern, Essence, Black Enterprise. À travers cette première monographie, ses cinquante ans de carrière en images ont fait, font et feront ainsi encore résonner des générations d’artistes, de designers et de photographes sur l’identité et la culture noire dans leur pleine signification et existence.
Coreen Simpson: A Monograph est disponible aux éditions Aperture au prix de 65 $.