Depuis les années 1980, Ed Kashi documente les questions sociales et géopolitiques qui façonnent notre époque. Son nouveau livre, A Period in Time: Looking Back while Moving Forward (1977–2022), est une vaste rétrospective de son œuvre photographique, retraçant un demi-siècle de reportages à travers le monde.
« Je l’ai reçu exactement quand nous sommes arrivés ici », raconte le photographe depuis une maison à Clarksville, dans le Mississippi, où il séjourne avec son épouse, la documentariste Julie Winokur. « Honnêtement, je n’ai pas pu le regarder tout de suite. Je l’ai déballé, et c’était comme quand votre enfant vient au monde et que vous dites : “Bon, tout va bien, il a dix doigts et dix orteils.” Puis je l’ai reposé. Quatre jours plus tard, avant d’aller me coucher, je l’ai repris et j’ai commencé à le feuilleter. »
À 67 ans, Kashi dégage une énergie intacte lorsqu’il évoque sa vie et ses projets. « Pour moi, c’est monumental », confie-t-il. « J’espère avoir encore du temps devant moi. C’est aussi étrange, mais peut-être que “étrange” n’est pas le mot juste. C’est un rappel à la réalité. Ce n’est pas une déclaration finale, mais un moment particulier. »
Le livre réunit 200 photographies et résume 45 années de terrain. On y retrouve tout ce qui caractérise le travail d’Ed Kashi : un regard engagé sur des histoires humaines souvent négligées, un attachement profond à ses sujets, et une manière d’habiter le temps long. La plupart des séries s’étendent sur plusieurs années, parfois des décennies — un engagement rare dans le photojournalisme d’aujourd’hui.
Un exemple de cette persévérance est sa série intitulée « In the Hot Zones: Investigating CKDnT », récemment acquise par la Bibliothèque du Congrès américain. Comme souvent chez lui, ce travail a plusieurs niveaux de lecture : justice environnementale, droits humains, et crise climatique. L’acronyme CKDnT désigne une maladie rénale chronique d’origine non traditionnelle, qui frappe les travailleurs soumis à la chaleur extrême et aux conditions de labeur précaires, des champs de canne à sucre d’Amérique centrale aux chantiers du Moyen-Orient. Elle a déjà coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes à travers le monde.
« Un aspect très important: ce que j’appelle le journalisme d’engagement », explique-t-il. « De plus en plus, je me vois dans ce rôle. Ce n’est pas que je ne puisse pas être un photojournaliste objectif, mais il y a des sujets où il n’y a pas deux côtés. Ce n’est pas acceptable que des travailleurs pauvres tombent malades et meurent parce qu’ils ne reçoivent pas assez d’eau, ni de repos, ni d’ombre. »
Cette exigence traverse toute sa carrière. Le livre s’ouvre en 1977, lorsque Kashi, tout juste diplômé, s’installe à San Francisco et travaille pour TIME, Newsweek ou Fortune. À la fin des années 1980, il peut enchaîner jusqu’à 15 commandes par semaine : la réussite professionnelle est là, mais le sens s’effrite. « Un matin, je me suis dit : ce n’est pas pour ça que j’ai voulu être photographe », se souvient-il. « Je voulais être Robert Frank ou W. Eugene Smith. Je voulais appartenir à la grande tradition du photojournalisme et du documentaire. »
C’est à cette période qu’il rencontre le journaliste Andrew Ross, qui l’invite à travailler en Irlande du Nord pour le San Francisco Examiner, à l’occasion du 20e anniversaire des troubles dans le pays. Dix jours de reportage deviennent trois années de retours successifs. L’expérience scelle son engagement documentaire.
La Vie En Rose, un cabaret de style Vegas situé dans un centre commercial du Kurfürstendamm à Berlin-Ouest, présente presque exclusivement des danseurs anglais.
Depuis, le Kashi a sillonné la planète : Berlin, Ukraine, Le Caire, Vietnam, Syrie, Liban, Pakistan, Irak, Nigeria, Inde, Nicaragua… autant de terrains que d’enjeux humains. Aux marges du monde, il s’attache à raconter des histoires de dignité et de résistance, mais aussi à observer les transformations de la société américaine : il photographie pendant quatorze ans la vie des Kurdes, huit ans le vieillissement aux États-Unis, deux ans l’exploitation pétrolière dans le delta du Niger.
Les photographies du livre sont accompagnées de lettres et d’e-mails échangés avec son épouse au fil des années, témoignant de la solitude, de la fatigue, mais aussi de la curiosité inlassable d’un homme en quête de sens. Ces fragments intimes dévoilent l’envers du reportage : les doutes, la distance, et l’amour comme fil conducteur. Dans l’introduction, Kashi écrit : « La photographie est une sorte de passeport diplomatique vers des mondes invisibles : elle dévoile ce qui doit être vu, documente l’histoire en train de s’écrire et capture l’expérience humaine dans toute sa fragilité. » Et de conclure : « Ce livre témoigne des histoires qui m’ont formé, des personnes que j’ai eu le privilège d’observer et d’apprendre à connaître, et des lieux qui ont façonné celui que je suis devenu. »
Depuis les débuts de l’Américain, le paysage du photojournalisme a profondément changé : l’avènement de l’intelligence artificielle, la défiance envers les médias, la raréfaction des espaces dédiés aux reportages au long cours. Ed Kashi en est aussi conscient : « Nous devons traverser cette époque où la désinformation et le bruit saturent tout. Mais au fond, il reste des gens qui veulent comprendre. L’information, la narration, le journalisme sont essentiels : ils constituent un garde-fou contre les pires penchants de ceux qui détiennent le pouvoir. Cela me donne de l’espoir. »
A Period of Time: Looking Back while Moving Forward, 1977-2022 est publié par le Briscoe Center for American History, distribué par l’University of Texas Press et est disponible ici.
Robert Gerhardt est un photographe et journaliste indépendant basé à New York. Ses images et ses écrits ont été publiés notamment par The Hong Kong Free Press, The Guardian, The New York Times et The Diplomat.