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Jean Dieuzaide, au delà du visible

En 2021, Jean Dieuzaide aurait eu cent ans. Un anniversaire que la mairie de Toulouse célèbre à travers une rétrospective, le photographe lui ayant confié la plus grande partie de son fonds à sa mort en 2003. Sous la direction de l’historienne de la photographie Françoise Denoyelle, une exposition et un livre proposent une traversée dans 60 ans de photographies à travers plus de 200 œuvres et documents, dont des inédits.
Parachutisme, 1968-1970 © Jean Dieuzaide, Mairie de Toulouse, Archives municipales

Un Jean Dieuzaide peut en cacher un autre. Car le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il s’agit d’un photographe complet : reportage, portrait, voyage, nature morte, il a tout fait. Spontanément on se souvient de lui pour ses portraits de Salvatore Dali ou encore pour La petite fille au lapin. Et si on a raison de le qualifier de photographe humaniste car l’humain est au centre de son travail, on a tort de le cantonner à ce genre. Architecture, paysage, abstraction, sciences, industrie composent également sa partition. 

Un Jean Dieuzaide peut aussi en cacher un autre car outre le photographe, l’homme a beaucoup œuvré pour la reconnaissance du statut du médium. « Un militant, un pionnier de la défense de la photographie et de sa promotion », comme le souligne Françoise Denoyelle dans le texte du livre. Jugez plutôt. En 1964, il co-fonde le groupe Libre Expression. En 1970, il s’implique aux côtés des fondateurs des Rencontres d’Arles. En 1974, il ouvre la première galerie française dédiée à la photographie, Le Château d’Eau, à Toulouse. Il choisit Robert Doisneau pour l’inaugurer, puis de grandes figures internationales s’y succèdent tout au long de ses 20 ans de direction artistique : Edward Weston, Walker Evans, Robert Capa, etc. 

Four solaire de Mont-Louis, Pyrénées-Orientales, 1952 © Jean Dieuzaide, Mairie de Toulouse, Archives municipales
Les Carmélites bûcheronnes, Carmel de Muret, 1967 © Jean Dieuzaide, Mairie de Toulouse, Archives municipales

Mais avant tout, il reste ses images. « […] la “pensée” s’incarne dans la photographie comme dans toute œuvre d’art digne de ce nom. […] il faut être aveugle, idiot ou ségrégationniste pour ne pas “reconnaître” que cette étrange invention, école du regard, […] redouble le monde sous nos yeux pour mieux le faire comprendre », écrit Jean Dieuzaide deux ans avant sa mort dans la préface d’un catalogue. Et, en effet, en 60 ans, il en a donné des interprétations du monde, allant jusqu’à abstraction. 

Des années 1940 à 2000, il n’a eu de cesse d’explorer les possibles. Comme nombre de photographes de cette génération, il conçoit avant tout la photo en noir et blanc, bien que la couleur fasse quelques incursions. Et il gagne sa vie en répondant à des commandes émanant de la presse, de l’industrie, de l’édition ou d’institutions. Cela explique la diversité de sa pratique. Mais chez lui, commandes ne signifie pas œuvres secondaires. Extrêmement bien composées, ses images restent percutantes.

Église Santiago, Villena, Espagne, 1970  © Jean Dieuzaide, Mairie de Toulouse, Archives municipales
Le Dimanche du pêcheur, Camara de Lobos, Madère, 1956 © Jean Dieuzaide_Mairie de Toulouse, Archives municipales

Quand il est chroniqueur sportif, il cherche l’instant décisif ; quand il couvre mai 68 à Toulouse, il crée un triptyque pour mieux rendre compte de l’ambiance. Pour l’aéronautique ou l’industrie, il fait preuve d’une grande dextérité, usant de plongées et contre-plongées pour mettre en valeur les liens unissant l’homme et la machine ou l’individu et l’architecture. 

Mais là où Jean Dieuzaide se singularise, c’est que parallèlement à ses commandes, il mène des recherches personnelles. Un jardin pas si secret car il expose dès 1948 à la Bibliothèque nationale de France, à une époque où les expositions photo sont rares. Et il est très vite reconnu. Il est le premier photographe à recevoir le prix Niépce en 1955 et le seul à ce jour à avoir également obtenu le Prix Nadar (récompensant un livre), deux prix initiés par l’association Gens d’images.

Reportage sur Salvador Dali, Port Lligat, Cadaquès, 1953 © Jean Dieuzaide, Mairie de Toulouse, Archives municipales

Deux travaux photographiques qui en disent long sur sa dévotion pour cet art. Tout d’abord des natures mortes de végétaux de son jardin qu’il réalise sur plusieurs décennies. Ici, Jean Dieuzaide attire notre attention sur la sensualité des courbes mais nous invite aussi à prendre la mesure de la fragilité des fleurs et, à travers elles, à celle de notre propre existence. 

Autre série atypique, Le brai, réalisée en 1958 et 1960. Cette matière issue de la houille fascine Jean Dieuzaide : « … un autre moi-même se débattait dans ces quelques carrés de glu ; un malaise démoniaque serrait ma gorge, provoquait mes sens […] et m’incitait à photographier avec un plaisir malin ». L’ouvrage autoédité à 1000 exemplaires en 1974 vient d’être réédité par les éditions Contrejour. Là encore la sensualité est au rendez-vous, mais cette fois dans l’abstraction. Assurément, Jean Dieuzaide voyait au-delà du visible.

© Jean Dieuzaide, Le brai, éditions Contrejour

Par Sophie Bernard

Sophie Bernard est une journaliste spécialisée en photographie, contributrice pour La Gazette de Drouot ou le Quotidien de l’Art, commissaire d’exposition et enseignante à l’EFET, à Paris.

Jean Dieuzaide, « 60 ans de photographies », du 4 décembre 2021 au 6 mars 2022. Couvent des Jacobins, Place des Jacobins, allée Maurice Prin, 31 000 Toulouse. Catalogue, textes de Françoise Denoyelle, 240 pages (traduit en anglais et espagnol), Éditions de Juillet, 29 euros.

Jean Dieuzaide, Le Brai, 80 pages, éditions Contrejour, 25 euros.

© Jean Dieuzaide, Le brai, éditions Contrejour

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