Dans les vallons verdoyants du Perche, loin du tumulte des grandes métropoles, un dialogue subtil s’instaure entre patrimoine ancien et création contemporaine. Le festival ou Parcours Art et Patrimoine en Perche revient pour sa sixième édition avec une ambition affirmée : faire parler les lieux, en y invitant des artistes aux écritures puissantes, souvent habitées par le silence, le souvenir, le lien à la matière. Entre églises, manoirs, prieurés et moulins, les œuvres s’immiscent avec retenue ou tension dans les interstices du bâti ancien.
« Nous voulons créer des confrontations sensibles entre le passé et le présent, entre l’invisible et le visible », confie la directrice artistique Christine Ollier. Une dizaine de sites accueillent des propositions exigeantes mais accessibles, pensées in situ, souvent traversées par la mémoire des lieux.
Parmi les figures marquantes de cette édition, Gwennaëlle de Carbonnières investit l’église Saint-Martin de Tourouvre avec une installation dense, presque liturgique. Une galerie du temps inversé, où passé et futur fusionnent en strates photographiques. « Gwennaëlle ne produit pas d’images : elle collecte », explique sa galeriste Valérie Cazin. « Ce sont des images muséales, des visuels IA ou encore du Metaverse. Mais c’est seulement le début. Le vrai travail commence après. » Ce travail, c’est un corps à corps avec la matière. Calques, photogrammes, pigments, altérations, brûlures, gravures : ici, l’image se tord, se consume, s’efface.
Dans une série née d’une résidence autour de la fiction, l’artiste a confronté des images générées par intelligence artificielle à des procédés argentiques : « J’ai vidéoprojeté ces images sur du papier photo noir et blanc. Cela a brûlé le papier et provoqué des effets violacés, comme une usure anticipée. » Ce frottement entre le virtuel et le tangible devient manifeste. « Pour moi, ces œuvres parlent aussi de l’obsolescence : celle des technologies, des images, et peut-être de nos outils. » Une inquiétude qu’elle revendique : « L’usage intensif de l’IA me questionne. J’ai une posture plus inquiète qu’optimiste. C’est une nouvelle manifestation de l’hubris humaine. »
Ses œuvres prennent parfois la forme de calques gravés, de fragments de plans urbains, comme ceux de Tony Garnier. « Elle transforme ces images via des procédés argentiques, avec une grande part d’accidents », ajoute Valérie Cazin. Cartes mémoires, flashcodes inactifs et pigments roses viennent parfois hanter ces œuvres. Ce sont des images de ruine anticipée, des formes de mémoire du futur. « Certains habitants sont allés jusqu’à garder un morceau de leur immeuble démoli, comme on l’a fait avec le mur de Berlin », raconte l’artiste, évoquant son travail sur les barres d’immeubles désaffectées. Le lien affectif à ces lieux oubliés irrigue en sourdine tout son travail.
Dans un tout autre registre, mais avec une même intensité sensorielle, Juliette Agnel habite la crypte de l’église de Colonard-Corubert. Le lieu devient grotte, matrice, cosmos. Son travail, déjà aperçu sur les murs de la galerie Clémentine de la Ferronière ses dernières années, mêle paysages nocturnes, silex et cavernes. « Ce travail relie plusieurs séries et plusieurs années. Il est très minéral, entre paysages nocturnes, grottes et silex », dit-elle. L’obscurité y est un matériau premier : « Ce n’est pas la lumière qui guide, c’est ce que l’on choisit de dévoiler. » L’artiste évoque ses années à photographier seule dans une grotte préhistorique, avec une simple lampe : « C’est un travail très intuitif. Je me laissais guider par le lieu, les sensations, et l’inattendu. »
Ses images sont issues de poses longues, de gestes lents, de « light painting ». « Chaque image était une surprise », ajoute la photographe. Le résultat évoque les gravures de Jules Verne, les planches de science-fiction, ou des constellations nées du sol. Le Maroc, terre de mémoire personnelle — « Mon père y est né » —, vient également habiter cette œuvre entre réel et mythe. « Les déserts marocains m’attirent profondément. Ce qu’ils provoquent en moi est à la fois familier et inconnu. »
Au manoir de Courboyer, cœur du Parc naturel régional du Perche, l’artiste Mathilde Eudes livre une proposition d’une grande douceur, presque thérapeutique. Avec des boîtes-cadres, des images argentiques rehaussées de feuilles dorées, elle explore les liens familiaux, l’absence, la transmission. La disparition surtout, après sa naissance, de son frère jumeau. « Le doré symbolise ces liens : famille, ancêtres, présence ou absence », explique t-elle. L’émotion affleure dans cette maison réinterprétée par l’image : « La maison vide, sans les meubles, est devenue plus vivante. C’est là que j’ai senti le besoin de faire ces images. »
Son travail est hybride : photo, dessin, textile, objet. « Tout monte en même temps, comme une image argentique dans le révélateur », ajoute Mahtilde Eudes. Chaque élément est fabriqué par ses soins, du cadre à la clé symbolique. « La clé, dans mon installation, c’est celle que mon père a faite pour notre maison. Elle symbolise le double, le passage, le lien. » Le doré vient parfois remplacer un élément du réel, devenir lumière, mémoire, vibration. « Cette exposition, c’est une forme de réparation, presque psychanalytique. Elle m’a apporté un apaisement immense. »
Au fil de ce beau parcours, le visiteur passe de l’intime au cosmique, de l’invisible au documenté. Plus loin, dans la petite église de Préaux-du-Perche, les artistes de la scène locale côtoient des signatures plus installées. À l’échelle du territoire, ce festival invente une nouvelle forme d’itinérance : il pousse à lever les yeux sur le bâti, à prendre le temps, à découvrir autrement.
Le Parcours Art et Patrimoine en Perche est à voir dans le Perche jusqu’au 3 août 2025. Toutes les informations et lieux sont disponibles ici.