En 1985 sortait In the American West. Quarante ans plus tard, le magnum opus de Richard Avedon (1923-2004) n’a rien perdu de sa force. Bien au contraire. Cette série ne cesse de dévoiler ce qu’elle ne montrait pas encore lors de sa toute première exposition, dont les retours critiques furent mitigés. Aujourd’hui, la Fondation Cartier-Bresson, avec la collaboration de la Richard Avedon Foundation et l’éditeur Harry N. Adams, met en lumière la totalité des images de ce livre épuisé depuis longtemps et ancré dans l’histoire de la photographie. « Nous arrivons à un moment en Europe où un certain nombre de rétrospectives de grands photographes du XXe siècle ont été présentées », explique Clément Chéroux, directeur de la fondation Cartier-Bresson et commissaire de l’exposition. « Dans cette convergence temporelle, il était temps de rentrer plus en détail dans des séries iconiques comme celle de Richard Avedon et de sonder ici son art du portrait. »
L’œil d’un photographe
L’espace culturel nous (re)plonge ainsi dans le contexte initial de la conception de cette œuvre, construite entre 1979 et 1984, sur une idée ambitieuse d’Amon Carter, directeur du petit musée Fort Worth au Texas. « En 1978, Richard Avedon a un problème au cœur », raconte Clément Chéroux. « Il part se reposer dans son ranch dans le Montana. Son intendant, Wilbur Powell, prend grand soin de lui. En retour, il décide de réaliser son portrait, qui sera publié dans Newsweek. Le directeur du musée le découvre avec sa chemise et son chapeau de cowboy, et décide de lui passer commande pour une série sur l’Ouest américain. Un projet que Richard Avedon dépassera largement. »
À cette époque, le photographe est au sommet de son art. Son portfolio est une constellation de célébrités et de personnalités du monde de la mode. Son style reconnaissable sublime l’ensemble dans des portraits simples sur fond blanc et en lumière neutre. Mais Avedon a aussi déjà démontré la dimension politique et sociale de son travail dans des reportages. Il a fait ses armes dans la marine marchande, photographiant des marins avec son Rolleiflex, a documenté le mouvement des droits civiques aux États-Unis et a capturé des portraits de victimes du napalm au Vietnam et à Saigon.
Cette commande représente pourtant un moment charnière dans sa carrière. De ces gens ordinaires naît un chef-d’œuvre du portrait contemporain. Avec deux de ses assistants et sa coordinatrice et photographe Laura Wilson, il emprunte ainsi les routes des usines de gypse et les champs pétrolifères, sillonnant 17 États et 189 villes et bourgades. En ressort une myriade d’images d’une vérité crue de mineurs, de serveuses, d’ouvriers, de forains, de cultivateurs, de vendeuses, de vagabonds, de cowboys, de patients, de détenues…
La Fondation Cartier-Bresson présente ainsi pour la première fois 110 photographies, comprenant des diptyques et des triptyques. « L’accrochage suit le livre, de la première à la dernière image », précise Clément Chéroux. « Les pages blanches sont représentées au mur par un écart équivalent à une largeur de cadre, comme un demi-espace. On a ainsi reproduit le rythme de quelqu’un qui feuilletterait l’ouvrage. On constate par ce biais que Richard Avedon et Marvin Israel (1924-1984), directeur artistique, ont bâti de manière très pointue le rythme de ces images. »
De l’intensité au contraste
Visages burinés, tachés de rousseur, sérieux, sévères, sur la défensive, tristes, graves, épuisés, mélancoliques… À les revoir et les analyser, ces portraits d’anonymes ne cessent de révéler leurs secrets sur cette face cachée du mythe américain.
« C’est une richesse qu’on redécouvre à chaque regard », réaffirme Clément Chéroux. « Nous sommes en pleine Amérique de Reagan après les crises pétrolières, qui a mis en place des réformes économiques très agressives à l’égard du monde du travail. Avedon veut capturer ceux qui font marcher l’Amérique. Il montre comment cette politique néolibérale a profondément attaqué le secteur. Le livre s’ouvre d’ailleurs avec quelqu’un qui a perdu son travail. Il s’oppose ainsi à une Amérique triomphante présentée dans les feuilletons comme Dallas et Dynastie, se concentrant sur ce que son pays a perdu en pleine désindustrialisation, où le chômage est au plus fort, où de nombreuses personnes sont passées sous le seuil de pauvreté. »
Polaroids préparatoires, tirages tests annotés par le photographe, échanges épistolaires entre l’artiste et ses modèles… L’exposition révèle des documents inédits de la Richard Avedon Foundation pour souligner l’important travail de tirage. « Avedon a fait des allers-retours avec le tireur pour chercher les détails dans les noirs, éclaircir certaines parties du visage. Les polaroids montrent comment il rencontrait ses sujets, classait ses dossiers entre noms et adresses pour leur envoyer un tirage et entretenait ses relations privilégiées pour dépasser la prise de vue. J’ai choisi aussi de présenter des lettres touchantes de ses modèles. Derrière chacune de ces personnes se cache toute une vie. C’est une façon de ramener de l’humain derrière la platitude ou la bidimensionnalité de l’image. »
L’avant-propos d’In the American West, écrit par Laura Wilson tel un journal de bord, est tout aussi captivant. L’institution ajoute ainsi à cette richesse d’archives dans les vitrines certaines des photographies qu’elle a prises pendant ces cinq ans dans son propre livre Avedon at Work (University of Texas Press, 2003), poussant plus avant l’exploration.
« Le paradoxe de tout grand art »
De l’apiculteur envahi d’abeilles (Ronald Fischer) à l’ouvrière d’usine avec son collier de billets verts (Petra Alvarado) en passant par l’écorcheur de serpent de treize ans (Boyd Fortin), Richard Avedon peaufine la mise en scène et l’insistance stylistique. « Il a besoin de créer des disjonctions », souligne Clément Chéroux. « L’apiculteur reste une grande image du XXe siècle. Après avoir passé une annonce, il choisit cet homme atteint d’alopécie, qui n’a plus de cheveux, plus de sourcils. Il l’emmène auprès d’un entomologiste qui le recouvre de phéromones de reine pour attirer les abeilles. À travers cette mise en scène, il veut faire comprendre au public que rien n’est plus complexe que la simplicité. »
Le forain Juan Patricio Lobato, dont le torse fait une courbe en S, s’ajoute à celles qu’il garde en mémoire. « On montre cette image avec une lettre d’une femme qui écrit à Richard Avedon. Elle est fascinée par cette photo et lui demande d’en créer d’autres. On comprend à la lecture qu’elle est tombée amoureuse du sujet. Cela montre aussi la puissance transmise par l’image photographique. »
« Je ne crois pas que l’Ouest de ces portraits soit plus exact que l’Ouest de John Wayne. », déclarait Richard Avedon lors de l’ouverture de l’exposition en 1985. La fondation Cartier-Bresson déploie dès lors une mise en perspective intéressante de l’actualité, où Trump veut faire revivre une certaine tradition américaine. Finalement, le temps parle en faveur du photographe. L’Ouest de John Wayne, tout comme l’imagerie du pays de Marlboro, reste figé dans cette vision sentimentale et usée, alors que celle d’Avedon ne cesse d’évoluer encore aujourd’hui.
« Avedon a conscience de la subjectivité de ce qu’il présente. Il connaît très bien aussi l’histoire de l’art, les références picturales, comme celles de Rembrandt. Il fait apparaître des carcasses de moutons et de bœufs comme des hallucinations au milieu des travailleurs. Sa photographie n’est donc pas plus objective que celle des westerns de John Wayne. Et c’est ce qu’on lui a reproché : de représenter une Amérique triste, sans sourire, qui ne correspond pas à celle rêvée. Ce sont ceux que vont chercher Walker Evans et les photographes itinérants pendant la conquête de l’Ouest. Il démontre ce paradoxe. Et c’est le terme qu’emploie Roland Barthes à son égard : le paradoxe de tout grand art. Richard Avedon montre sa propre Amérique, ceux qu’on ne voit pas, ceux à côté desquels on passe sans s’attarder, ceux qui font le travail, ceux qui font marcher l’Amérique. »
L’exposition Richard Avedon – In the American West est visible à la Fondation Henri Cartier-Bresson du 30 avril au 12 octobre 2025.
