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Sandra Brewster, « Flou », pour revenir à soi

Avec sa série « Blur », « métaphore du mouvement ou du changement d’un lieu à un autre », l’artiste multimédia canadienne poursuit son interrogation sur la mémoire et la migration, tout en honorant sa communauté. Exposition minimaliste aux Rencontres d’Arles.

Sandra Brewster se définit comme une artiste visuelle, et ce n’est pas une coquetterie. Son passé le souligne, la photographie est, pour elle, une autre manière de donner à penser plus qu’à voir, avec le dessin qu’elle pratique encore aujourd’hui et qui lui a valu, dans son pays natal, le Canada, comme aux Etats-Unis, une solide réputation.

Ses dessins, fusion de blessure, d’ironie et de tendresse, frappent par leur absolue beauté. Ses photographies aussi, qui révèlent et documentent son engagement envers sa communauté. Communauté est l’un des mots-clefs pour pénétrer le monde allégorique de cette femme née à Toronto en 1973, de parents guyanais (Guyane britannique) qui ont immigré au Canada à la fin des années soixante. 

Sandra Brewster
“Blur” © Sandra Brewster

Aux Rencontres d’Arles, une seule photographie de Sandra Brewster, extraite de sa série « Blur », sera présentée. Ce sera une installation murale en très grand format. Vu le nombre de mètres carrés disponibles à la Mécanique générale, ex-territoire des ateliers SNCF, on ne peut que sursauter : une seule image, pourquoi ? Comme le note la commissaire, Gaëlle Morel, une proposition plus ample – et surtout plus juste – n’a pas été retenue, cette image exemplaire ayant valeur de porte-drapeau pour « Une avant-garde féministe des années 1970 », exposition XXL enracinée à la Mécanique : « Je pense, nous écrit-elle, qu’il s’agit pour le festival, d’avoir une image forte (tant par la taille que par le propos et l’esthétique – un grand portrait flou qui neutralise toute reconnaissance précise à l’inverse de ce qui fait habituellement un portrait mais qui symbolise des identités multiples et changeantes) pour accueillir les visiteurs. »

Point de vue bienveillant de la commissaire, par ailleurs en charge d’une rétrospective Lee Miller à l’Espace Van Gogh. Ce sera donc au public d’être plus exigeant afin d’honorer comme il se doit cette artiste prolifique.

En avril dernier, nous avons dialogué avec Sandra Brewster via Zoom, en lui racontant comment, en 2018, lors d’une foire à Montréal, nous avions été sidérées par « Blur ». D’où, grâce aux réseaux sociaux, un suivi de ses aventures, et l’annonce de sa venue prochaine en Arles. Sandra Brewster avait préparé notre rendez-vous (et nous aussi !) avec de nombreux documents, tous à même d’imposer la richesse esthétique de cette artiste qui ne cesse de questionner l’identité, et, bien au-delà d’une quête de soi, plus que la couleur de la peau, la place accordée aux Noir.e.s au Canada, et ailleurs. Afin d’en finir avec l’invisibilité.

Qui est cette femme unique que vous présentez aux Rencontres d’Arles ? 

Sandra Brewster
“Blur” © Sandra Brewster

Elle est l’une des personnes avec laquelle, en 2016, j’ai commencé « Blur », en les invitant dans mon studio à se déplacer devant la caméra selon mes instructions. Il s’agissait alors de représenter ce qui constituait l’idée fondatrice de « Blur », une série en évolution autour du thème principal du mouvement. 

Pourquoi avoir appelé la série « Blur » (Flou) plutôt que « Movement » (Mouvement) ? 

Dans « Blur », quelque chose n’est pas immobilisé. « Blur » englobe le mouvement mais va plus loin, impossible de fixer cette personne, « Blur » veut signifier cela. Le mouvement ne justifie que le mouvement, il pourrait aussi n’être évalué que dans le contexte de la migration ; or, pour moi, c’est plus que la migration. Il n’existe pas une seule manière de définir le déplacement, comme le répètent les médias. Avec ces portraits, je veux comprendre leur vulnérabilité, donc leur individualité, ce qui disparaît toujours quand on parle de migration, et c’est une grande frustration que cette perception monolithique des communautés. 

Le mot « Blur » rejoint cette opacité qu’évoque Edouard Glissant dans son œuvre, être Noir.e et venir de tel endroit ne fait pas de vous un ensemble. 

Vous avez exposé « Blur » en 2017, une première fois, à Georgia Scherman Projects (fermé en octobre 2021), puis en 2020, à l’Art Gallery of Ontario (AGO), à Toronto. 

Sandra Brewster
“Blur” © Sandra Brewster

Cela m’a permis de montrer l’évolution de « Blur » avec des portraits originaux, comme celui de cette amie musicienne, très connue dans sa communauté, et sa famille aussi. Salome Bey, sa mère, disparue l’an dernier, était la plus grande chanteuse de blues au Canada. Son père, Howard Matthews, fut l’un de ceux qui a ouvert en 1969, The Underground Railroad Restaurant, un des premiers restaurants communautaires à Toronto, le rendez-vous des musiciens comme des joueurs de base-ball. Il marque aussi le souvenir de ce voyage qu’ont accompli des esclaves afro-américains (Underground Railway) qui venaient se réfugier au Canada après avoir traversé le Nord.  

N’y avait-il pas d’esclavage au Canada ? 

Il y avait aussi l’esclavage au Canada, considéré comme moins pire, voire inexistant, le Canada a tendance à effacer le passé. Les fondements des États-Unis se sont construits sur l’esclavage, pas au Canada, pas dans la même mesure. Le Canada a eu une participation active, très importante économiquement avec les ports, le commerce triangulaire. 

Toutes les personnes photographiées dans « Blur » ont-elles un lien avec l’esclavage ou le commerce de l’esclavage ? 

Il y a beaucoup d’activistes, ou d’enfants d’activistes historiques. Si je travaille sur le mouvement, le déplacement d’un endroit à un autre, cela tient, bien sûr, à mes parents venus de Guyane Britannique au Canada. J’ai observé de vieilles photos de famille, ces fragments de mémoire si fragiles, et je me demandais comment mes parents avaient anticipé ce mouvement et comment ils s’étaient positionnés. 

Changer d’endroit, dites-vous, n’est pas simplement changer de maison ? 

Oui, l’identité change, elle s’épaissit à cause de toutes ces nouvelles couches. « Blur » est une vision fugace de ces différences, de ces multitudes de couches, et de cette vision sans nuance qui nous imagine comme ci ou comme ça, comme si nous étions tous identiques.

La texture du papier de « Blur » est particulière ? 

C’est vrai, elle ressemble à celle de ces photographies un peu froissées qu’on emmène avec soi en voyage, des grains de nostalgie. Et comme je l’avais exprimé lors de mon exposition à l’AGO, j’expose sur les murs des espaces car je suis attirée par l’idée que l’œuvre, même lorsqu’elle n’est plus sur le mur, qu’elle a disparu, est toujours là. Nous ne la voyons plus, mais sa trace est durable. 

Vos derniers portraits de « Blur » racontent d’autres récits avec des personnes disparues, très connues de la communauté noire ?

J’ai eu ce désir, la communauté noire a perdu beaucoup de gens remarquables ces dernières années, comme l’écrivaine bell hooks (1952-2021), pour ne citer qu’elle. Et je voulais aussi dévoiler ces personnalités avec leur vulnérabilité. Ainsi Joséphine Baker, ou Miles Davis, ce personnage iconique si complexe, qui jouait parfois en tournant le dos au public. 

Qui aimeriez-vous citer parmi les artistes qui vous accompagnent ? 

Roy de Carava. Basquiat. Kara Walker. 

Rencontres d’Arles, 53e édition, du 4 juillet au 25 septembre.

Le site de Sandra Brewster.

Le site de sa galerie, Olga Korper Gallery

Le site de Salome Bey

En savoir plus sur The Underground Railroad Restaurant

En savoir plus Édouard Glissant

En savoir plus sur bell hooks, cet article signé Eva Thiébaud sur Slate

Sandra Brewster
“Smith” © Sandra Brewster
Sandra Brewster
“Smith” © Sandra Brewster
Sandra Brewster
“Smith” 106, 2009 © Sandra Brewster
Sandra Brewster
“Smith” 100, 2009 © Sandra Brewster

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