Sous la glace de l’Arctique, la trace invisible du mercure

Jusqu’au 23 novembre 2025, le Kiosque, à Vannes, accueille « Sous la glace de l’Arctique, le mercure », une exposition de Juliette Pavy qui explore les effets dévastateurs de la contamination à ce métal dans les régions polaires. Ce projet tisse à parts égales science, poésie et témoignage.

Dans les discussions sur les enjeux environnementaux, l’Arctique est souvent associé au réchauffement climatique et à la fonte des glaces. Mais que connaît-on réellement du quotidien de ses habitants face à d’autres problèmes, comme la pollution, qu’on associe davantage à nos mégalopoles ? C’est ce que la photographe Juliette Pavy aborde dans sa dernière exposition : les effets dramatiques de la pollution au mercure dans ces territoires, en particulier auprès des populations inuites, dont la subsistance dépend des écosystèmes contaminés.

L’artiste s’appuie sur une enquête prolongée auprès des autochtones du Groenland et du Nunavut, confrontés à des niveaux alarmants de méthylmercure dans leurs écosystèmes et chaînes alimentaires. La démarche est documentaire, mais pas seulement : Juliette Pavy tente de rendre perceptible ce que l’œil ne voit pas. Elle parle de « question de survie » pour ces communautés contraintes de vivre dans un environnement fascinant mais empoisonné.

Pour ce faire, elle montre 40 magnifiques photographies, déjà publiées dans le journal Libération en 2023 et récompensées du prix Françoise-Demulder (créé par le ministère de la Culture en partenariat avec le festival international du photojournalisme Visa pour l’image). Elles vont aux avant-postes de la glace, là où les eaux « propres » deviennent suspectes, là où le poisson que l’on mange peut porter le poison.

Sous la glace de l’Arctique, le mercure © Juliette Pavy, Collectif Hors Format

En combinant repérages scientifiques, recherches personnelles, rencontres sur place, puis en terme d’images, paysages, portraits et scènes de vie, Juliette Pavy a documenté une réalité complexe : le gouvernement de l’Arctique a observé que la présence de mercure a été multipliée par dix depuis l’ère industrielle, en grande partie libérée par le dégel du permafrost. Le réchauffement polaire, quatre fois plus rapide que la moyenne mondiale, accélère cette diffusion toxique. Sans que la situation s’améliore au fil des années.

A l’occasion de son exposition, Juliette Pavy a répondu aux questions de Blind.

Qu’est-ce qui vous a conduite à enquêter sur la pollution au mercure en Arctique, un phénomène à la fois invisible et pourtant dévastateur ?

J’ai d’abord découvert ce sujet à travers les rapports publiés par le Conseil de l’Arctique et par l’AMAP, le programme de surveillance et d’évaluation de l’Arctique. Ils révélaient des chiffres alarmants sur la contamination au mercure, un polluant qui ne se voit pas, qui ne se sent pas, mais qui affecte profondément les écosystèmes arctiques et les populations qui y vivent. C’est cette invisibilité du poison et son ampleur, qui m’ont poussée à réaliser ce travail de photographie documentaire.

Comment avez-vous articulé votre travail photographique avec la recherche scientifique, notamment sur le pergélisol et le méthylmercure ?

Mon approche s’est nourrie de plusieurs dimensions. J’ai commencé par un important travail bibliographique et la lecture d’articles scientifiques, un processus rendu plus accessible grâce à ma formation d’ingénieure en biologie. Ensuite, j’ai rencontré des chercheurs et chercheuses, aussi bien au Nunavut qu’en France. Enfin, le reportage a été relu par ces mêmes spécialistes du mercure, afin de garantir la rigueur et la justesse scientifique des informations.

Vous avez passé du temps auprès de communautés inuites au Groenland et au Nunavut. Comment se sont déroulées vos rencontres et quel rôle joue la parole de ces habitants dans votre projet ?

Je travaille au Groenland depuis plus de trois ans, et j’ai appris que le temps long est essentiel. Dans ce projet, la dimension humaine est toujours restée au centre. Ce sont les Inuits qui m’ont permis de raconter cette histoire : ils sont les premiers concernés par la pollution au mercure, puisqu’elle passe principalement par leur alimentation traditionnelle. Leur parole est fondamentale, et je m’efforce d’instaurer un échange véritable. Mon objectif est que chacun puisse trouver sa place et son intérêt dans ce travail collaboratif.

Sous la glace de l’Arctique, le mercure © Juliette Pavy, Collectif Hors Format
Sous la glace de l’Arctique, le mercure © Juliette Pavy, Collectif Hors Format

Vos images montrent à la fois des paysages glacés et des gestes quotidiens liés à la chasse et à la transmission. Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre documentaire, symbolique et récit intime ?

Je voulais construire un récit global, capable de relier les enjeux environnementaux à des histoires de vie très concrètes. Pour cela, j’ai choisi d’alterner les paysages, qui permettent de contextualiser, avec des scènes de vie quotidienne et des détails plus intimes, parfois poétiques. Le rythme du récit visuel est important : il doit créer des respirations, faire dialoguer l’approche scientifique, esthétique et journalistique.

La chasse au phoque et la pêche apparaissent dans votre série comme des pratiques essentielles, bien au-delà de l’alimentation. Qu’avez-vous cherché à mettre en évidence à travers ces scènes ?

Dans les villages inuits, comme à Qikiqtarjuaq, la chasse fait partie du quotidien. Elle assure la sécurité alimentaire mais possède aussi une dimension identitaire et spirituelle. L’empoisonnement des inuits au mercure se fait principalement par la nourriture traditionnelle. Montrer ces scènes, c’était rappeler que le mercure ne contamine pas seulement des écosystèmes abstraits, mais touche directement des gens et des pratiques culturelles vitales. L’exposition s’intitule: « Sous la glace de l’Arctique, le mercure ».

Comment la scénographie et vos choix esthétiques traduisent-ils l’invisibilité de ce poison et sa menace silencieuse ?

Photographier l’invisible est un vrai défi. J’ai choisi de construire un récit global en partant de la pollution industrielle que j’ai documenté en me rendant dans les mines de lignites en Allemagne. J’ai ensuite voulu documenter la vie quotidienne des Inuits qui ont le taux de mercure dans le sang le plus élevé de la planète. J’ai passé du temps dans une famille inuite, j’ai accompagné des chasseurs et des pêcheurs sur la banquise pour documenter leur mode de vie. J’ai rencontré des médecins, des scientifiques, des politiciens qui doivent faire face à ce problème. Avec Karine Aboudarham et Elodie Riguidel, nous avons imaginé une scénographie où les articles scientifiques, qui m’ont permis de bâtir ce projet, occupent une place importante dans l’exposition. Nous avons conçu une sorte d’Agora scientifique : un espace dans lequel le public est invité à entrer, à s’approprier les articles scientifiques, les chiffres et les textes qui éclairent les images.

Sous la glace de l’Arctique, le mercure © Juliette Pavy, Collectif Hors Format
Sous la glace de l’Arctique, le mercure © Juliette Pavy, Collectif Hors Format

Votre parcours vous a déjà amenée à traiter des sujets sensibles comme la stérilisation forcée des femmes au Groenland. Qu’est-ce qui relie, selon vous, ces enquêtes photographiques sur le corps, le territoire et les héritages du colonialisme ?

Ce qui relie ces reportages, c’est avant tout une démarche d’engagement dans le choix des sujets. La pollution au mercure illustre une forme de colonialisme environnemental : elle provient en grande partie des industries européennes et asiatiques, mais ce sont les peuples inuits qui en subissent les conséquences directes, jusque dans leur alimentation et leur santé. Comme dans l’histoire des stérilisations forcées, on retrouve une logique de dépossession, où le corps et le territoire inuits deviennent les lieux d’un héritage colonial encore bien présent.

« Sous la glace de l’Arctique, le mercure », de Juliette Pavy, est à voir jusqu’au 23 novembre 2025 au Kiosque, à Vannes.

Sous la glace de l’Arctique, le mercure © Juliette Pavy, Collectif Hors Format

Vous avez perdu la vue.
Ne ratez rien du meilleur des arts visuels. Abonnez vous pour 7€ par mois ou 84€ 70€ par an.