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Stephen Shore sur la route, sur les rails et dans les airs

La Fondation Cartier-Bresson, à Paris, ainsi qu’un livre publié par Atelier EXB, consacrent une rétrospective au photographe américain, célèbre pour son exploration de l’Amérique en couleur. Une centaine d’images rappellent comment Stephen Shore a inévitablement utilisé un moyen de locomotion pour les réaliser.

Stephen Shore est un enfant de la Beat Generation, profondément influencé par le livre de Jack Kerouac, Sur la route. Il rappelle d’ailleurs de bon cœur qu’il est né en 1947, l’année où l’écrivain a entrepris son road trip aux États-Unis, voyage qui allait donner naissance à son récit légendaire. 1947, c’est aussi l’année où Henri Cartier-Bresson parcourt l’Amérique du Nord pour y réaliser une série de reportages photographiques. Il traverse ainsi le Sud et l’Ouest. Ses images sont publiées au début des années 1950 dans Harper’s Bazaar, à l’époque où Robert Frank exerce en tant que jeune photographe pour ce magazine.

« Il semble que quelque chose de particulier se soit passé en cette année 1947 : une envie de monter dans une voiture et de rouler », raconte Stephen Shore. « La guerre était terminée et les troupes rentraient chez elles. L’Amérique avait traversé. une vingtaine d’années – toute une génération – de crise économique, de sécheresse et de guerre. C’était le début du baby-boom et de la prospérité. Américaine que Robert Frank a dépeinte de manière si saisissante. Sa vision des années 1950 a impressionné. notre culture, tout comme celle de Walker Evans est devenue le symbole de l’expérience visuelle des années 1930. L’année 1947 est aussi celle de ma naissance. »

Beverly Boulevard and La Brea Avenue, Los Angeles, California, June 21, 1975, de la série Uncommon Places, 1973-1986 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
Beverly Boulevard and La Brea Avenue, Los Angeles, California, June 21, 1975, de la série Uncommon Places, 1973-1986 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers

Sur une idée de Clément Chéroux, le directeur de la Fondation Cartier-Bresson, l’exposition et l’ouvrage qui l’accompagne examinent l’œuvre de Stephen Shore à travers le prisme inexploré de la photographie véhiculaire. Depuis les années 1960, le photographe a ainsi réalisé la plupart de ses images depuis un moyen de locomotion, que ce soit la voiture, le train, l’avion ou même plus récemment le drone.

Le voyage, aussi important que la destination, devient un prétexte pour produire des photographies. « Son œuvre ne se réduit pas seulement à cela, parce qu’elle est extrêmement riche et complexe, mais il y a ce point commun à beaucoup de ses travaux depuis les années 1960 jusqu’à tout récemment », explique Clément Chéroux. « Par rapport aux marcheurs qu’étaient notamment Walker Evans ou Henri Cartier-Bresson, le photographe qui utilise ces véhicules multiplie les occasions d’être confronté aux panneaux sur les bords de routes, aux motels, aux stations essence, et à cette architecture qui intéresse beaucoup Stephen Shore. »

Premiers voyages

« Stephen Shore – Véhiculaire et vernaculaire » comprend une dizaine de séries sous forme chronologique. Dans le livre, elles sont ponctuées chacune d’extraits d’une longue conversation entre Stephen Shore et Clément Chéroux. Deux textes signés de chacun reviennent aussi sur le road trip photographique comme genre à part entière dans l’histoire de la photographie depuis Jacques-Henri Lartigue, Man Ray, Robert Frank jusqu’à Joel Meyerowitz. Clément Chéroux s’interroge notamment sur les raisons qui incitent ces artistes à utiliser la voiture comme lieu de création en les mettant dans un état « d’hyperacuité visuelle », où les images apparaissent naturellement à travers leur pare-brise.

South of Klamath Falls, U.S. 97, Oregon, July 21, 1973, de la série Uncommon Places, 1973-1986 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
South of Klamath Falls, U.S. 97, Oregon, July 21, 1973, de la série Uncommon Places, 1973-1986 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers

Pour Stephen Shore, voyager en voiture est une expérience à part entière: « Le fait de rouler plusieurs jours et de voir le monde défiler devant le pare-brise pendant des heures me plongeait dans un état d’esprit extrêmement lucide et propice à la concentration. Robert Benton, qui a écrit le scénario du célèbre road-movie Bonnie and Clyde, raconte comment il a découvert, dans sa jeunesse au Texas, l’un des aspects les plus fascinants de ces longs trajets en voiture qui le transportaient littéralement dans un état de transe. Pour ma part, l’expérience me semble plus du domaine de l’attention que de la transe, mais je comprends l’idée. Pendant mes tournées, je suis comme un explorateur qui évolue dans un espace familier : ma voiture. Je suis libre de voyager dans la direction de mon choix, aussi longtemps que je le souhaite. Chaque étape est une aventure. »

En 1969, Stephen Shore est âgé de 21 ans. Il photographie depuis plusieurs années déjà. Accompagnant son père lors d’un voyage d’affaires à Los Angeles, il profite du véhicule et du chauffeur réservés pour l’occasion pour photographier au Leica le paysage urbain de cette ville réputée comme la capitale mondiale de l’automobile. En une journée, il saisit cette métropole où les déplacements, les paysages, la vie même se vivent au volant. Cette série est sa première tentative pour figer le paysage nord-américain depuis un véhicule. « C’était peut-être mon premier voyage à L.A. Mon père avait prévu de s’arrêter dans différents endroits et avait loué une voiture avec chauffeur pour la journée. Le projet que je m’étais fixé était de prendre des photographies et de les utiliser sans faire de tri. L’une des choses que j’avais en tête, c’était de prendre des photographies qui pourraient parfois avoir l’air ratées. D’une certaine façon, j’essayais de trouver un moyen de dépasser le conditionnement visuel. »

Los Angeles, California, February 4, 1969, de la série Los Angeles, 1969 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
Los Angeles, California, February 4, 1969, de la série Los Angeles, 1969 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
Los Angeles, California, February 4, 1969, de la série Los Angeles, 1969 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
Los Angeles, California, February 4, 1969, de la série Los Angeles, 1969 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers

En 1972, Stephen Shore entreprend son premier road trip photographique, en réalisant la série intitulée « American Surfaces ». Peu après avoir quitté New York, il décide de tenir un journal de bord photographique de son voyage, documentant tous les détails du voyage quotidien. « Depuis les années 1960, il n’a en effet cessé de démontrer à travers ses photographies que l’essentiel d’un projet ne réside pas dans le but apparemment assigné, mais bien davantage dans le chemin de découverte lui-même », analyse Clément Chéroux. « Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si le voyage tient une place centrale dans son œuvre. »

Au cours de l’un de ses voyages à travers les Etats-Unis, dans la rue principale de Blue Hill, une petite ville du Maine, Stephen Shore réalise le 26 juillet 1974 une image assez inhabituelle. Il s’est installé avec sa chambre grand format sur la banquette arrière de la voiture dans une position certainement peu confortable. Il cadre le tableau de bord, le volant et le rétroviseur dans lequel apparaît le regard de son ami Weston Naef. Les mains sur le volant, les yeux semble-t-il rivés sur la route, le conservateur du département des Prints and Photographs du Metropolitan Museum de New York fait mine de conduire. Mais l’automobile est en fait garée sur le bord de la chaussée. Si le photographe avait cherché à opérer en roulant, le long temps de pose nécessaire pour exposer un film grand format aurait nécessairement rendu flou tout ce qui apparaît à travers le pare-brise.

Livres et cartes postales

En 1971, Stephen Shore publie une série de dix cartes postales couleur ayant pour sujet la ville d’Amarillo, au Texas. Bien qu’il ait photographié les sujets traditionnels des cartes postales que sont la rue principale ou les édifices principaux de la ville, il intègre aussi dans sa série des lieux ordinaires, comme un glacier ou un restaurant de bord de route, les désignant ainsi comme d’autres points importants de la ville. « Je voulais que ces photographies ressemblent à de véritables cartes postales », explique le photographe. « Je suis allé voir le plus grand imprimeur de cartes postales des États-Unis. Il s’agissait d’une société appelée Dexter Press, située à Nyack, dans l’État de New York, à environ une heure de New York en voiture. Ce n’était donc pas compliqué. d’y aller. Je leur ai commandé 5 600 exemplaires de chacune de ces dix photographies. Je crois me souvenir que c’était leur quantité. minimale de commande. Je leur ai simplement donné. des ektas 35 mm et quelques semaines plus tard, je me suis retrouvé. Avec un total de 56 000 cartes postales ! Ils ne m’ont jamais envoyé d’épreuves. »

Amarillo, Texas, July 1972, de la série American Surfaces 1972-73 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
Amarillo, Texas, July 1972, de la série American Surfaces 1972-73 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
Polk Street. 1971, de la série Greetings from Amarillo, 1971 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
Polk Street. 1971, de la série Greetings from Amarillo, 1971 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers

En 1973, lors d’un road trip estival à travers les Etats-Unis, Stephen Shore photographie tout ce qui relève à ses yeux de la culture populaire américaine. Parallèlement à ses prises de vue, il collecte également de manière compulsive les petits papiers à la typographie ou l’iconographie marquées : tickets de stations-service, dépliants de motels et cartes postales des villes où il passe. Il les colle dans un scrapbook qui devient une œuvre à part entière. C’est pour lui une manière de recueillir les traces du vernaculaire américain, c’est-à-dire une autre façon de photographier. Ce journal de voyage a été publié. en 2008 sous la forme d’un fac-similé. « Je me suis dit : et si je tenais une sorte de journal objectif ? Un journal dans lequel, au lieu de rendre compte de mes pensées et de mes sentiments, je rassemblerais des faits : le nombre de kilomètres parcourus, ce que j’avais mangé, le nom du motel dans lequel j’avais passé la nuit, ce que j’avais regardé à la télévision, les cartes postales que j’avais distribuées, les photographies prises avec mon appareil 4 x 5, sans oublier les divers types d’imprimés qui se présentaient à moi – les cartes postales que je collectionnais, les reçus, les articles que je découpais occasionnellement dans les journaux. »

Au début du 21e siècle, les nouvelles technologies numériques permettent le développement de plateformes d’impression de livres à la demande. Il devient dès lors beaucoup plus facile d’éditer des livres de photographies. Dès 2003, Stephen Shore s’approprie cette forme d’autoédition pratique, ludique, démocratique et la met au service de ses projets les plus expérimentaux. Ses livres à la demande racontent une excursion en voiture dans le quartier du Queens, un voyage en train ou en avion. Ils ont généralement été réalisés au cours d’une seule et même journée. Depuis cette époque, Shore a édité plus de 80 livres autour de thématiques liées à son expérience quotidienne qui reconstituent un voyage à travers l’ordinaire. « L’une des choses qui m’intéressaient lorsque j’ai fait ces “iPhoto books”, c’est que cela me permettait de réaliser des projets ponctuels. Je n’avais pas besoin de passer cinq ans à travailler sur une série. Si j’avais une idée, je pouvais la concrétiser dans un livre. »

U.S. 89, Arizona, June 1972, de la série American Surfaces 1972-73 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
U.S. 89, Arizona, June 1972, de la série American Surfaces 1972-73 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers

Aujourd’hui âgé de 76 ans, Stephen Shore continue à s’intéresser aux nouvelles techniques photographiques. Depuis 2020, il expérimente avec des appareils montés sur drone. La dimension documentaire de ses images est toujours très importante pour lui. Il ne veut pas photographier totalement à la verticale pour ne pas trop aller vers l’abstraction. Il est attentif à la position de l’horizon et à la hauteur de son appareil qui n’est pas celle d’un avion de tourisme ou de ligne. Comme il l’avait fait avec la voiture, il explore le paysage dans ce qu’il a de typiquement américain. « Lorsque vous êtes dans un avion, dans les trente ou quarante-cinq premières secondes après le décollage, vous voyez les abords de l’aéroport que vous êtes en train de survoler », rappelle Stephen Shore. « Lorsque vous quittez JFK, à New York, vous pouvez voir à quoi ressemblent les zones marécageuses autour de l’aéroport ainsi que l’endroit où les lotissements et les zones résidentielles commencent et où la zone industrielle se termine. C’est ce qui m’intéresse dans les vues aériennes. Avec mon téléphone portable, je peux prendre des photographies qu’il me serait impossible de prendre avec un autre appareil. Ce n’est pas la nouveauté. en soi qui est intéressante : ce sont les possibilités esthétiques offertes par ces évolutions. Avec une caméra embarquée sur un drone, il y a essentiellement trois manières possibles de prendre des photographies : en regardant vers le bas, en choisissant un point de vue latéral sans inclure la ligne d’horizon ou en choisissant un point de vue latéral incluant la ligne d’horizon. »
« Il a juste pris un peu de hauteur », analyse Clément Chéroux. « Ce qui ne l’empêche pas de continuer de nous montrer le paysage américain dans ce qu’il a de plus typique aussi. La grande intelligence de Stephen Shore, c’est qu’il cherche et expérimente en permanence. Il est en apprentissage perpétuel, même à plus de 70 ans. »

Meagher County, Montana, July 26, 2020 46°11.409946N 110°44.018901W, de la série Topographies, 2020-2021 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
Meagher County, Montana, July 26, 2020 46°11.409946N 110°44.018901W, de la série Topographies, 2020-2021 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
Ravena, New York, May 1, 2021 42°29.4804217N 73°49.3777683W, de la série Topographies, 2020-2021 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers
Ravena, New York, May 1, 2021 42°29.4804217N 73°49.3777683W, de la série Topographies, 2020-2021 © Stephen Shore. Courtesy 303 Gallery, New York and Sprüth Magers

« Stephen Shore – Véhiculaire et vernaculaire » est à voir à la Fondation Cartier-Bresson, à Paris, jusqu’au 15 septembre 2024.

Le livre éponyme est publié par Atelier EXB et est disponible au prix de 49€.

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