Aux murs de stucs académiques et de lustres en cristal Baccarat des salons d’honneur de l’hôtel de ville, Yann Arthus-Bertrand oppose l’économie radicale de sa bâche peinte, héritage de Nadar et d’Irving Penn. Quelques éclairages. Un appareil numérique. Rien d’autre. « La photographie est un art mineur. Un portrait ne devrait jamais être compliqué », affirme-t-il.
Au Kenya, dans les années 1970, il photographiait les lions. En 1990, il installe un studio dans les allées du Salon de l’Agriculture, attiré par « le lien qui unit l’animal à l’homme ». Veaux, vaches, cochons passent devant son objectif. La bâche, déjà utilisée en Nouvelle-Guinée, devient sa signature. Elle crée « un espace égalitaire, où chacun a droit à la même lumière ».
Sa série « Bestiaux » lui inspire de nouvelles déclinaisons. Ce sera « Les Chiens », puis « Les Chats » et enfin « Les Chevaux ». En parallèle, le photographe découvre « ce plaisir immense à photographier les gens. Leur fierté, leur pudeur, leur vérité. » Ce glissement de la photographie animalière au portrait humain lui vaut quelques réactions étonnées.


De la bâche à cochons à l’Élysée
Lorsqu’il arrive à l’Elysée pour réaliser le portrait du Président, un officier de la Garde Républicaine l’interpelle, choqué : « Vous allez photographier le Président devant votre bâche à cochons ? » François Mitterrand renchérit : « Allons-y, c’est moi la bête de la journée… » Avant de le titiller : « Alors comme ça vous êtes passé des quatre-pattes aux deux-pattes ? »
Travailleur compulsif, le photographe à la moustache se mue en stakhanoviste de l’image. Pour sa série de portraits de Français, il a sillonné l’Hexagone avec son équipe pendant deux ans, entre 2023 et 2025, a traversé 75 villes et campagnes, et a produit en moyenne 300 photographies par jour.
Un rythme d’usine, un tempo d’épuisement consentis. « On est loin d’un Raymond Depardon qui photographie à la chambre », reconnaît-il. « Nous, c’est plutôt à la chaîne. » Pendant deux semaines, il sera encore tous les jours dans son studio photo improvisé, auprès des visiteurs anonymes venus se faire tirer le portrait, gratuitement, sur le lieu de l’exposition. « On en a déjà réalisé 2000, et ce n’est pas fini. »

Saïd, Atika, les Renard : la France d’aujourd’hui
Les premiers maillons de ce projet pharaonique remontent à 1993. Cette année-là, le magazine L’Express lui commande une série de portraits de Français pour son numéro spécial anniversaire. Le photographe saisit l’occasion. Il commence par ceux qui l’entourent : son facteur, son boulanger, son épicier. Des visages qui réapparaissent 32 ans plus tard dans le livre et l’exposition « France, un album de famille ».
Saïd Boumayla, épicier à Saint-Rémy-l’Honoré, pose avec son portrait de 1993 dans les mains, « toujours disponible, toujours souriant ». Atika Bouamri, ancienne employée de supermarché, est photographiée en 2025 avec ses enfants ; elle figurait déjà en 1993 aux côtés de sa grand-mère Fatna. « L’amour entre la petite-fille et sa grand-mère m’avait émue et continue de m’émouvoir: cette photo est intemporelle », témoigne Françoise Jacquot, collaboratrice du photographe depuis 30 ans.
La famille Renard incarne cette continuité. En 1993, Yann Arthus-Bertrand photographie Denise et Robert, vendeurs au marché. Puis leur fils Michel, maraîcher bio, en 2000, et ses enfants en 2025. Soit trois générations de maraîchers devant la même bâche peinte. « Sa fille, Céline Renard, agricultrice bio, a marché sur les pas de ses grands-parents et de son père, et continue cette belle entreprise. »
Quinze millions de bénévoles
Cette image d’une France multiculturelle et positive agace certains. « On dit qu’on vit dans un pays fracturé et cynique. Ça m’insupporte ! » fulmine Arthus-Bertrand. Ses photographies le démentent, affirme-t-il. Jules Naminzo, 80 ans, ouvrier sucrier à La Réunion, encadré par ses petits-enfants. Membres des confréries. sauveteurs en mer, aidants de mineurs isolés. Ces portraits de fratrie, qu’elles soient familiales ou choisies, réfutent l’idée même d’une France atomisée.
« On a vu 30 000 personnes. Pas un emmerdeur, que des gens sympas », lâche-t-il. De fait, plus des deux tiers des images montrent des groupes. Avocats, gilets jaunes, chasseurs, aide-soignants, environementalistes, bénévoles. Pas de solitaires. Le contraire exact du discours politique dominant. Mais pas question, pour autant, de nier les tensions individuelles derrière les photos de cet album de famille qui pèse son poids de république : 3,5 kilos sur la balance, 800 pages, près de 1000 photographies.
Hervé Le Bras, démographe à l’EHESS, a eu la charge de transformer ce florilège d’images en recensement raisonné. Chaque image s’accompagne de ses légendes fouillées : contexte statistique, mutations professionnelles, généalogies sociales imbriquées. Le portrait des postières côtoie ainsi l’analyse de la disparition de La Poste. « Les Français préfèrent les cas particuliers aux statistiques », explique Le Bras avec cette évidence tranquille.


Vanniers, encadreurs, graffeurs marseillais, danseurs de flamenco, influenceurs, windsurfers : 5000 métiers rares du recensement trouvent aussi leur place. Le livre accorde une attention particulière aux 15 millions de bénévoles associatifs. Cette fraternité, le terme le moins visible de la devise républicaine, contrebalance l’individualisme des statistiques classiques. « Je me concentre sur la fraternité, qui est aussi la réalité de la France d’aujourd’hui : 15 millions de personnes sont bénévoles, dont 5 millions s’occupent des autres. Ce pays est génial ! Il faut mettre en valeur ces gens-là. »
« Populaire, pas populiste »
La proposition photographique de Yann Arthus-Bertrand est aussi intemporelle que ses images. Elle reste identique depuis les années 1990 : « Venez-vous faire photographier seul, en famille, avec des collègues, des amis, un animal… En apportant, si possible, un objet, un instrument ou une tenue qui parle. » Pas d’interdit. Il photographie même des députés contraires, côte à côte. « Les seuls qui m’emmerdaient, mais ils n’étaient pas nombreux, ce sont ceux qui refusaient d’être photographiés ensemble. »
Au septième jour d’ouverture de l’exposition, Pascale de Chambon-sur-Lignon, la cinquantaine, pose devant la bâche avec son fils Matis. Sa timidité et son accent du massif central s’envolent face à l’objectif. Le portrait est particulièrement réussi. « Vous êtes très beaux, sincèrement », lui lance le photographe, visiblement ému, en lui dédicaçant le poster de l’exposition. Avant de lancer à son assistant: « Resserre sur leurs visages, encore, encore plus. On ne montre jamais assez les visages ».

A l’évocation des critiques lui reprochant tantôt une candeur feinte, tantôt son franc-parler, son sens du business ou sa tiédeur politique, il rétorque. « Je suis un photographe populaire, pas populiste. Je pense que la politique attise la fracture. Les politiques se battent entre eux. Tout ça finit par dégouliner sur la population. » Écologiste mais pas radical, végétarien mais pas sectaire, bisounours assumé. Yann Arthus-Bertrand assume d’adhérer pleinement à une seule politique. Celle de la main tendue.
L’exposition « France, un album de famille », est organisée à la Mairie de Paris par la Fondation GoodPlanet du mardi 22 octobre au dimanche 2 novembre 2025. Gratuit, dans la limite des places disponibles, sur inscription à ce lien.
C’est aussi un livre, France, un album de famille, publié par Actes Sud et disponible au prix de 49,90€. Et aussi un film, France, une histoire d’amour, en salle le 5 novembre 2025.




