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A propos des souvenirs douloureux des autres

A propos des souvenirs douloureux des autres

Comment représenter la violence ? A travers les travaux de trois photographes, notre chroniqueur explore cette question complexe de la photographie.

Conversation inachevée : reconstruire l’invisible © Leonard Correa

Les images de violence ont longtemps été prises pour cible, dans les débats autour de la photographie. L’auteure Susan Sontag était notoirement sceptique à leur égard, affirmant que de telles photographies transformaient la victime en spectacle et le spectateur en voyeur. Susie Linfield estime que c’est exactement l’inverse : ceux qui photographient la violence peuvent défendre les droits de l’homme en révélant la nécessité d’une intervention. A mi-chemin entre ces deux avis, Teju Cole affirme que prendre de telles photographies peut parfois être « une chose terrible à faire, mais souvent, ne pas prendre la photo qui s’impose, ne pas témoigner ou ne pas être autorisé à le faire peut être pire. »

Ces discours tendus à propos de la photographie et de la violence portent souvent sur des images qui dépeignent la souffrance au moment où la photographie a été réalisée. Cela se comprend : on s’interroge facilement sur la capacité d’un photographe à intervenir dans une situation de violence active, tout comme sur celle du public à réagir de manière significative.

Mais ce ne sont pas seulement les images de violence qui méritent d’être examinées. Ce qui est photographié, parfois, des mois ou des années après les faits, ce sont les lieux de l’événement violent et les personnes qui y ont été impliquées. Comment le passage du temps influe-t-il sur notre compréhension de la violence et de la photographie elle-même?

Ex-Offenders at the Scene of Crime (Steidl, juin 2020), un livre du photographe sud-africain David Goldblatt, présente une étude de cas. Goldblatt, décédé en 2018, est connu pour avoir relaté les différences flagrantes entre les expériences des Sud-Africains noirs et blancs durant l’apartheid. Selon lui, la criminalité généralisée est à la fois le produit de l’histoire de ce pays et de sa situation actuelle – mais néanmoins, écrit-il dans l’introduction du livre, il voulait en savoir davantage sur la nature de la violence : « Plein de peur, d’humiliation, d’impuissance et de colère lorsque des hommes nous dévalisaient, ma femme et moi, en nous menaçant de leurs couteaux et armes à feu, je demandais : ‘ Qui est-ce qui nous fait ça? Qui êtes vous? Êtes-vous des monstres? Êtes-vous des gens ordinaires – si tant est qu’il y en ait ? Comment en êtes-vous arrivés là? A quoi ressemble votre vie? Pourriez-vous être mes enfants? Pourrais-je être vous? ’ »


Ex-Offenders at the Scene of Crime © David Goldblatt

En 2008, Goldblatt a commencé à chercher des réponses en photographiant des personnes qui avaient été accusées ou reconnues coupables de crimes en Afrique du Sud et, plus tard, en Angleterre, « non pas en reconstituant le crime, mais dans l’immobilité des lieux du crime ». Son rôle, dit-il, n’était pas celui d’un journaliste ou d’un activiste. Ce qui le motivait plutôt était « le simple désir de savoir ».

Il est intéressant de noter que le « désir de savoir » de Goldblatt concerne le temps qui précède et suit l’acte de violence plus que le moment lui-même. Dans les nombreux témoignages à la première personne qui accompagnent chaque photo, les sujets de Goldblatt expliquent les événements qui ont provoqué leur crime et racontent ce qui s’est passé ensuite. Posant devant l’appareil sur les lieux où leur vie a changé de cours a souvent été « cathartique » pour eux, affirme Goldblatt, et le fait de figurer dans le livre offrait « une occasion, peut-être la première, de raconter leur histoire sans être jugés ».

Historiquement, selon Gil Pasternak, « la majorité des théoriciens et critiques de photographie occidentaux influents ont considéré les photographies comme des références visuelles à l’absence – à ce qui était dans le passé et qui n’est plus ». Le livre de Goldblatt, cependant, va à l’encontre de ce point de vue. Il montre que l’ombre de la rencontre violente qui a eu lieu dans le passé plane toujours sur ses sujets, mais il désigne également un au-delà de ce moment décisif. Ainsi, ses photographies sont moins un outil de témoignage passif qu’une occasion de contextualisation délibérée. Ceux qui sont souvent jugés comme impénitents sont plutôt présentés dans toute leur complexité et leur humanité.

Le livre de Kathy Shorr, SHOT: 101 Survivors of Gun Violence in America (powerHouse Books, 2017) produit un effet similaire. Comme Goldblatt, K. Shorr a photographié des personnes dont la vie a été changée par la violence, à l’endroit où l’événement a eu lieu. Pour elle, c’était un moyen de rappeler aux spectateurs l’omniprésence de la violence armée aux États-Unis. « La plupart des fusillades, a déclaré K.Shorr à Blind, se produisent à des endroits normaux et banals. Elles ne se produisent pas dans une maison de l’horreur ou un endroit effrayant, étrange. La plupart des fusillades se produisent à des endroits que nous fréquentons sans cesse. »


SHOT: 101 Survivors of Gun Violence in America ©Kathy Shorr 

Prendre des photographies sur les lieux du crime était également un moyen de transmettre un message particulier à propos de la nature des victimes. Alors que les victimes de violence armée sont généralement considérées à travers le prisme de la souffrance, K.Shorr s’attache davantage au courage de ses sujets. En se présentant sur les lieux où elles ont été blessées, les victimes démontrent leurs facultés de survivre et leur résilience. « Le survivant est présenté comme le héros, la personne qui a surmonté cette tragédie, dit-elle. Le projet ne porte pas sur la violence : il est question de survivre à la violence. »

La série de Leonard Correa, Conversation inachevée : reconstruire l’invisible, offre une perspective différente sur les séquelles de la violence. Et cela ne devrait pas surprendre, compte tenu de l’expérience unique de Correa : en plus d’être photographe, il est ancien enquêteur médico-légal du département de police de Santa Ana, en Californie. Durant plus de 25 ans, son travail a consisté à rassembler des preuves et à prendre des photos sur les lieux du crime. Les scènes dont il était témoin étaient souvent sanglantes et brutales, et il s’est avéré impossible de s’en remettre, psychologiquement. « Tous les lieux où je me rendais rappelaient visuellement une tragédie, a déclaré Correa à Blind. Alors je me suis dit : ‘Cela fait partie de moi. Cela ne va pas disparaître. Je vais juste trouver un moyen de l’accepter.’ »

Pour Correa, cela signifiait retourner sur les lieux qui le hantaient  – mais cette fois, avec son appareil photo. Initialement, il utilisait un Polaroid. Puis, quelques années plus tard, il est revenu photographier ces lieux avec un matériel différent. En collaboration avec l’artiste d’origine bosniaque Aida Šehović, Correa a adjoint au projet des souvenirs manuscrits des événements violents dont il a été témoin. La combinaison de ces éléments crée une sorte de triptyque, montrant l’empreinte personnelle de Correa sur une représentation des lieux qui, autrement, aurait été neutre.


Conversation inachevée : reconstruire l’invisible © Leonard Correa

Contrairement aux photographies de K. Shorr et de Goldblatt, centrées sur des sujets humains afin de reconstituer des événements violents, il n’y a absolument personne dans celles de Correa. Les spectateurs vivent donc ces scènes de la même manière, à peu près, que Correa lui-même les voit. Ce faisant, ils entrevoient la psyché du photographe. L’image figée, puis enregistrée par l’appareil, porte en elle la manière dont s’est fixé tel moment traumatisant et violent dans l’esprit de Corrrea.

Depuis, Correa a déménagé en Utah, mais il rend parfois visite à sa famille à Santa Ana. Lorsqu’il conduit en ville, il voit souvent les endroits qu’il a photographiés. Mais à présent, plutôt que de faire surgir des souvenirs douloureux, les lieux l’invitent à la commémoration, au respect « comme si, dit-il, je reconnaissais un ami qui est décédé, mais pas dans de tristes conditions. » Pour Correa – comme pour ces autres qui photographient les séquelles de la violence – les images l’ont aidé à se résigner, guérir et, finalement, aller de l’avant.

Par Jordan Teicher

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