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Les trottoirs colorés de New York, par Frank Horvat

Les trottoirs colorés de New York, par Frank Horvat

Avec la série Side Walk, publiée en livre ce mois ci chez Xavier Barral et Hatje Cantz, le photographe Frank Horvat nous entraîne dans les veines de la mégapole américaine. Décédé ce mercredi 21 octobre, c’est son dernier ouvrage.
New York, Ballons dans le métro, 1984 © Frank Horvat

Frank Horvat, né en 1928 à Abbazia, ville italienne aujourd’hui croate et devenue Opatija, n’a jamais apprécié les frontières. Sa vie est faite de migrations, forcée tout d’abord, lorsqu’à la fin des années 1930, la guerre pousse sa famille juive à se réfugier en Suisse, d’où il regarde enfant le monde s’entretuer. Voulue ensuite, quand il émigre en France après le chaos, à Paris puis à Boulogne précisément, « pour l’espace et le prix du loyer », et entreprend ses premiers voyages photographiques : Inde, Pakistan, Israel, Japon, Egypte, Etats-Unis ou plus proche de lui, Angleterre et Italie. Frontières territoriales mais également photographiques.

New York, pluie à Central Park, 1983 © Frank Horvat

Frank Horvat a touché à tout : photojournalisme, photo de rue, photo de mode, paysages, animaux, natures mortes, et même conception numérique. Aujourd’hui, c’est presque ce qu’on lui reproche : il n’entre pas dans les cases, ne satisfait pas cette catégorisation dans laquelle la photographie s’est engluée au fil du temps.

Il faut bien le remonter pour s’expliquer sa vision. C’est à Paris, en 1950, qu’il rencontre Henri Cartier Bresson, son influence de toujours, à qui il va montrer ses premières images réalisées au Rolleiflex, dans les bureaux de Magnum. Le « maître d’école » retourne alors les épreuves à l’envers. « Vos yeux ne sont pas sur votre ventre, » lui rétorque-t-il. « Et vous n’avez rien compris. Allez au Louvre et regardez les peintures de Nicolas Poussin pour savoir ce qu’est la composition. » Il nuance cependant son avis. « Doisneau disait que le Rollei donne une attitude humble, se rappelle Frank Horvat, il fait s’incliner le photographe face au sujet. Avec le Leica, vous êtes un chasseur, qui le met inévitablement dans sa ligne de mire. » Le jeune Frank saisit surtout le désir d’égalité qu’a alors la photographie à l’égard de la peinture. Sous l’impulsion du père de « l’instant décisif », il comprend qu’elle doit être un art plastique à part entière. Présente dans de nombreuses images au caractère pictural, cette idée ne quittera jamais son esprit.

New York, petite fille à l’arrière d’une voiture, 1985 © Frank Horvat

Par manque de courage, il avoue n’avoir jamais pu photographié la guerre. En promeneur, ses photographies de voyage sont davantage des explorations de la condition humaine. Elles suggèrent les problèmes, comme il aime à dire, et certaines d’entre elles sont inscrites au panthéon du reportage en noir et blanc, en témoignent les admirables clichés réalisés en Inde et à Calcutta en particulier. Ces derniers lui valent ses premiers succès — notamment la participation à l’exposition « The Family of Man », au Museum of Modern Art de New York. « Beaucoup font des photos de guerre et de détresse », illustre-t-il, « souvent poignantes et admirées. Certains s’en sentent fautifs – comme s’ils avaient exploité les souffrances de leurs semblables – et se croient un devoir de proclamer leur intention d’alerter l’opinion publique et de prévenir ainsi d’autres souffrances. Ces justifications me laissent un peu sceptique, sans que cela m’empêche de croire à leur sincérité et de m’incliner devant leur courage. Mais même en temps de paix, je ne pointerais pas mon appareil sur un conjoint (ou un ami) en détresse, simplement parce que je n’aime pas l’idée que mon art se nourrisse de sa souffrance. »

New York, 55e rue Est, bâtiment scellé, 1983 © Frank Horvat

« Je me suis toujours plus intéressé aux nanas qu’à la mode »

A Boulogne, la lumière passe aisément dans son studio à travers de larges vitres opaques. Y trône encore un large fond banc monté sur trépieds et plusieurs boites à lumière, artificielle celle ci. Car Frank Horvat est d’abord un photographe connu pour ses images de mode, et reconnu pour leur réalité. Comme son contemporain William Klein, il a été à partir de 1957 l’un des premiers a confronter les modèles à la rue, à la foule ou à l’authenticité des intérieurs d’appartements. Plus par nécessité que par conviction. A l’époque, il ne sait travailler qu’en 24 x 36 et ne possède pas de studio. En appliquant ses talents de reporter à la mode, il va bouleverser ses codes et rendre folles les éditrices ou stylistes. « Je m’intéressais beaucoup aux filles », narre-t-il, « je voulais montrer ce que j’aimais en elles. Quand elles passaient deux heures au maquillage, je les pressais de l’enlever pour qu’elles soient plus naturelles. »

Dans le même temps, la mode évolue. Les magazines montrent davantage du prêt à porter que de la véritable haute couture, ne s’adressent plus seulement aux dames riches mais sont achetés par tout le monde. Ils deviennent plus démocratiques. Le premier mensuel qui fera appel à Frank Horvat est Jardin des modes, suivent Elle, Vogue ou Harper’s Bazaar. Ses activités sont mal vécues et lui attirent les foudres de Cartier-Bresson, pour qui son mélange de directivité et de non-directivité est « du pastiche ». Au passage Frank Horvat intègre la prestigieuse agence Magnum en 1958 mais pointé du doigt, n’y restera que trois ans. « On m’a beaucoup fait culpabiliser », livre-t-il, « surtout chez Magnum. Je n’y suis resté que peu de temps. En plus ils me prenaient 50% de mes revenus. »

New York, métro à l’heure de pointe, 1982 © Frank Horvat

Qu’importe, il suit sa voie et produit notamment une série au téléobjectif dans Paris – une révolution à l’époque – et qui sera publié dans Camera par Romeo Martinez, le premier rédacteur en chef emblématique de la revue suisse. Depuis la fin des années 1970, Frank Horvat, peut-être marqué par ces jugements, a souvent essayé de se détacher de ces images (elles sont encore aujourd’hui les plus vendues), dont la plus célèbre reste Chaussure et Tour Eiffel, une drôle de composition réalisée en 1974 sur l’esplanade du Trocadéro et qui fait apparaître un homme sous la voûte d’un talon haut. Il ne faut pas être innocent : au même titre que l’Américain Saul Leiter, Frank Horvat a choisi la mode pour pouvoir vivre de sa photographie. Si bien que ses seuls cauchemars sont ceux qui le mettent en scène dans une prise de vue du genre.

New York, entrée du droguerie, 1984 © Frank Horvat

Les trottoirs de New York

New York a toujours inspiré de nombreux grands photographes : Joel Meyerowitz, Bruce Davidson et Saul Leiter ne sont que quelques-uns des grands maîtres de la photographie de rue qui ont proclamé la ville comme leur sujet de prédilection. Horvat, qui n’a jamais vécu à New York, a profité de cette position « d’outsider » pour réaliser une série d’images plus douces mais tout aussi surprenantes. Puisant dans ses antécédents de photographe de mode et de photojournaliste, il a su établir un nouveau portrait, cette fois ci d’une ville, et à la fois esthétique et humaniste.

New York, père et enfant dans le métro, 1984 © Frank Horvat

Sa série Side Walk, réalisée dans les années 1980, est donc un hommage personnel à la vibrante métropole, sous toutes ses facettes, des dames mondaines se promenant à Central Park ou sirotant un café derrière une fenêtre, aux minables wagons de métro plein de graffitis et aux sans-abris à la recherche d’un endroit pour dormir. « J’y allais à raison de deux voyages par an, en été et en hiver, quand la ville est la plus désagréable », explique-t-il, en évoquant avoir utilisé la suggestion. « Le hors champ a toujours été important, explique-t-il, il permet d’imaginer ce qui n’est pas représenté. La seule chose qui éveille l’imagination est ce qu’on ne montre pas, ce qui est en dehors du cadre. »

À l’époque, New York subit des taux élevés de criminalité et de nombreux quartiers sont pratiquement des zones interdites. En choisissant regarder autant vers ses sommets que ses bas-fonds, Horvat a réussi à capturer l’atmosphère spécifique et une réalité brute.

New York, Tribeca, personne sans domicile fixe dans un sac de couchage jaune, 1984 © Frank Horvat

Ce voyage nostalgique dans une ville qui n’existe plus en tant que telle, est renforcé par la qualité granuleuse des estampes et les couleurs typiques du Kodachrome. Pour Horvat, qui utilisait rarement la couleur, la vie trépidante de New York l’encouragea, pour la première fois, à explorer pleinement les possibilités de la photographie en couleur.

« A New York, la tendresse est toujours à la limite de la catastrophe, le mystère n’est que le revers d’une excessive explicitation. Je pourrais dire la même chose de moi-même, d’où mon affinité pour cette ville, et de ma présente démarche. Si la poésie est un idéal dont je n’ose pas trop parler, le mystère, qui lui est pourtant associé – comme certains dieux à certaine déesses – est un objectif que je poursuis délibérément, son des formules qui n’ont rien de mystérieux. »

Couverture : New York, traversée de rue avec un taxi jaune, 1985 © Frank Horvat


 
Par Jonas Cuénin
 
 

Frank Horvat, Side Walk
Editions Xavier Barral (version française disponible ici) et Hatje Cantz (version anglaise disponible ici)
37,00€

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