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Ils s’aiment: un siècle de photos d’hommes amoureux

Ils s’aiment: un siècle de photos d’hommes amoureux

En 20 ans, Hugh Nini et son mari Neal Treadwell ont amassé 2800 photographies de couples d’hommes. Ces ambrotypes, daguerréotypes, négatifs sur verre, ferrotypes, cartes de cabinet, cartes postales, bandes de photos, photomatique et instantanés représentent plus de cent ans d’histoire sociale qui reflètent l’évolution de la mode, des coiffures et des normes sociétales. Les deux hommes racontent l’histoire romantique de ces images et de cette collection extraordinaire à plusieurs point de vue, publiée dans un livre intitulé Ils s’aiment.

Tout a commencé il y a une vingtaine d’années, quand nous sommes tombés sur une photographie ancienne qui nous a semblé très rare. Elle représentait deux jeunes hommes qui s’embrassaient en se regardant amoureusement. Dans le regard de ces amoureux, nous avions l’impression de voir se refléter notre propre amour. Ils portaient des habits de tous les jours et la scène se passait dans une banlieue américaine vers 1920. Prendre un tel cliché à cette époque n’était pas sans risque et témoignait d’une vraie détermination de leur part. Nous fûmes surpris que cette photo ait survécu jusqu’à aujourd’hui. Qui étaient ces hommes? Et comment ce cliché avait-il atterri dans un lot de photographies anciennes chez un antiquaire de Dallas, au Texas?

Un an plus tard, nous sommes tombés sur une deuxième photo lors d’une vente aux enchères en ligne. Il s’agissait d’un portrait miniature de deux soldats dans les années 1940. Ils posaient joue contre joue dans un petit cadre art déco, sur le verre duquel était gravé : «Pour toujours». Ils avaient le même regard que les hommes de la première photo. Nous avons pensé que c’était une coïncidence. Encore deux hommes amoureux, comme nous. C’est ainsi qu’a commencé une aventure qui dure depuis vingt ans – et que nous n’avions pas du tout prévue.

Nos voyages annuels en Europe, au Canada et dans tous les États-Unis nous ont permis de fouiller des piles de vieilles photos dans des vide-greniers et chez des antiquaires. Internet nous a également aidés à agrandir notre collection : elle comprend maintenant 2 800 photographies anciennes d’hommes amoureux. Nous n’en revenons toujours pas. Pour plaisanter, nous l’appelons la « collection accidentelle ». Au début, nous achetions ces clichés juste pour le plaisir, mais nous nous sommes vite sentis chargés d’une sorte de mission de sauvetage. Ces photos, prises entre 1850 et 1950, avaient résisté à l’épreuve du temps : nous détenions les traces d’un monde que nous commençons à peine à redécouvrir. Les années et les photos s’accumulant, nous avons ressenti le besoin de les partager avec d’autres. Il faut savoir que nous n’avions jamais montré ces photos à personne, famille et amis fidèles y compris, jusque récemment. Notre raisonnement était simple : qui d’autre que nous s’y intéresserait ? 

Collectionner des photos comme celles-ci n’est pas sans difficulté. Les normes sociales concernant les marques d’affection entre deux hommes ont évolué au cours de l’histoire. Il y a un siècle, une embrassade affectueuse entre deux amis n’était pas rare. De telles photos d’amitié sont souvent présentées par les revendeurs comme des photos « de couple ». C’est parfois le cas, mais pas toujours. Aussi, pour acquérir une nouvelle photo, nous suivions une règle que nous appelions « cinquante-cinquante » : nous devions être convaincus à au moins cinquante pour cent qu’il s’agissait de deux hommes vraiment amoureux. Finalement, nous avons très peu d’images cinquante-cinquante, et aucune dans notre livre. Lorsque cela est possible, il y a un moyen sûr de savoir si une photo est « amoureuse » : regarder les yeux. Quelque chose dans le regard ne trompe pas. Deux êtres amoureux ne font pas semblant. Faites l’expérience, vous verrez.

Nos photos les plus récentes ont soixante-dix ans. Il est donc peu probable que les hommes photographiés soient encore vivants. Ils auraient aujourd’hui autour de quatre-vingt-dix ans. Cela complique la collecte de témoignages directs. Cette boîte à chaussures contenant les photos et la bague est exceptionnelle à deux titres : non seulement les photos sont très belles, mais nous connaissons l’histoire de leur propriétaire. C’est David, le neveu du soldat John W. Moore, qui a hérité de la boîte. Il parle de son oncle comme d’un deuxième père. Il nous a raconté que, pendant la guerre, on a diagnostiqué une dystrophie musculaire à son oncle. Quand il est rentré chez lui, au Texas, il s’est marié et a fondé une famille. Son mariage n’a pas duré, pas plus que son indépendance, puisqu’il a passé le reste de sa vie dans un fauteuil roulant. David n’a connu son oncle que cloué à son fauteuil. Selon lui, John était bien gay, mais il ne le montrait pas. On ne sait pas si sa relation avec l’autre soldat, Dariel, s’est prolongée après la guerre, mais il est sûr que John a connu d’autres hommes ; il en a parlé avec son neveu.

Cette collection sans précédent montre que l’amour, l’affection et le désir entre deux êtres sont les mêmes quel que soit leur sexe. Ce sont des représentations aussi puissantes que n’importe quel film, roman ou pièce de théâtre. Les décors se répondent à travers les lieux et les époques. Les hommes posent à l’avant d’un bateau, sur une branche d’arbre, sur un vélo, à la plage, dans une forêt, appuyés sur une voiture et même dans un lit. Les classes sociales sont variées : ouvriers, hommes d’affaires bien habillés, étudiants, soldats et marins de plusieurs époques, allant de la guerre de Sécession à la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1950.

Aucun des hommes figurant sur nos photos n’avait droit de se marier, mais, comme nous en 1992, ils l’ont fait en privé. Ils ont célébré leur propre mariage et échangé des alliances, comme nous. Sur l’une de nos plus vieilles photos, un ferrotype des années 1860 (page 32), un des hommes porte un anneau à l’auriculaire. Sur d’autres, les hommes portent un ou plusieurs anneaux. Mais ce n’est qu’en examinant de près les photos de couples de soldats prises pendant la Seconde Guerre mondiale qu’on commence à voir davantage d’alliances – et même quelques bracelets. Beaucoup de couples de cette époque posent avec affection, mais nous n’avons remarqué que très récemment les nombreuses marques d’union portées par ces soldats et marins. Elles étaient la plupart du temps très subtiles. Sur quelques clichés, cependant, un homme désigne discrètement le signe de son union en souriant. Sur la photo de John W. Moore et Dariel à Kitzbühel, dans les Alpes autrichiennes, Dariel enlace John. Ils exhibent tous deux ouvertement leurs « alliances ».

La collection Nini-Treadwell, notre collection, s’étend sur un siècle, entre 1850 et 1950. Son thème est l’amour pur, mais elle documente aussi, presque depuis ses débuts, le premier siècle de l’histoire de la photographie. On y voit également l’évolution de la mode, des coupes de cheveux et des normes sociétales. C’est la représentation d’une catégorie d’êtres humains dans toute leur diversité, touchante pour certains et toujours révélatrice. L’intensité de leurs expressions et la simplicité de leurs émotions transmettent un message très ancien, mais venant d’une source inattendue et jusqu’ici cachée. Ils s’aiment est un livre qui a l’ambition d’éveiller une nouvelle sensibilité, un nouvel humanisme amoureux. Plutôt que de classer les individus, cette collection nous rassemble tous, comme par accident, sous un seul parapluie. Cet ouvrage porte un regard neuf sur l’universalité du sentiment le plus présent dans les romans, les pièces de théâtre et les films : l’amour.

Son message s’adresse à tous.

Par Hugh Nini & Neal Treadwell

Hugh Nini et Neal Treadwell sont des passionnés et collectionneurs de photographies, auteur du livre Ils s’aiment aux éditions Les Arènes, dont ce texte est issu.

Ils s’aiment
Édition française chez Les Arènes 
49 €

http://www.arenes.fr/livre/ils-saiment

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