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Mariceu Erthal García, sur les traces d'une disparue

Mariceu Erthal García, sur les traces d’une disparue

Cette photographe documentaire mexicaine vient de remporter la bourse W. Eugene Smith. Son projet Letters To Gemma met en lumière la violence structurelle dans son pays. 

Un jour de 2011, Gemma Màvil, une femme de presque trente ans, quitte son domicile de Veracruz au Mexique pour se rendre à un entretien d’embauche. Quelques heures plus tard, son père, Pedro Màvil, reçoit un appel : à l’autre bout du fil, il reconnaît les hurlements de sa fille alors qu’un inconnu lui demande une rançon d’un million de pesos. Pedro Màvil n’a pas réussi à rassembler cette somme et n’a jamais revu sa fille. Au Mexique, où une personne est portée disparue toutes les deux heures,  le kidnapping de Gemma Màvil est loin d’être un cas isolé. Ces crimes fréquents sont souvent impunis. 98% d’entre eux ne seront jamais résolus.

Mariceu Erthal García est une femme mexicaine qui doit vivre avec cette épée de Damoclès. Mais elle est aussi photographe de documentaire : il lui importe de raconter les histoires de ceux qui, comme Gemma, sont oubliés par la société après leur disparition. La famille Màvil s’est ouverte à la photographe et, visite après visite, elle a apprivoisé le souvenir de Gemma. Au travers de ses images, elle nous montre quelque chose de son âme : ses poèmes, les endroits où elle a été heureuse, tous ces petits objets intimes qui sont constitutifs de l’identité de chacun. Letters To Gemma est le résultat de ce travail : un projet poignant qui parle de l’absence, du manque et du deuil. 

Mariceu Erthal Garcìa
Letters to Gemma, © Mariceu Erthal Garcìa

Ce que la poésie peut nous dire de la violence

Au premier coup d’oeil, les photos de Mariceu Erthal García interpellent par leur douceur et leur poésie : tout y est symbolique. Elle nous parle de deuil au travers de compositions harmonieuses, où chaque détail d’apparence anodine est lourd de significations. Pas de grands débordements, la violence est partout implicite. Mais la dimension politique du projet Letters to Gemma devient vite évidente lorsque l’on parle à Mariceu Erthal García: « Mes photos sont engagées. Les gens ont tendance à ignorer ce qui les terrifie, et c’est peut-être pour cette raison que les voix des victimes et de leurs familles ne sont pas entendues. Je pense qu’il est important de leur donner la parole. »

Au Mexique, le problème des enlèvements est structurel. La violence est partout et ses déclinaisons sont infinies, depuis la violence conjugale jusqu’au crime organisé. Mais l’histoire de Gemma se distingue par une dimension d’injustice supplémentaire. « Le gouvernement ne dispose pas d’infrastructures adéquates pour trouver ces personnes. Pour sa famille, Gemma a disparu deux fois. Le jour de son enlèvement d’abord, mais aussi quand son profil génétique a disparu de la base de données du gouvernement, ce qui a rendu impossible l’identification d’un corps qui a été retrouvé grâce à un renseignement anonyme reçu par son père. Les personnes en charge de l’affaire n’ont pas fait leur travail. Ce n’est pas seulement un problème de violence, c’est aussi un problème d’incompétence. »

Letters to Gemma, © Mariceu Erthal Garcìa

Tisser des liens intimes avec ses sujets

Lorsqu’elle a décidé de travailler sur des cas de personnes portées disparues, Mariceu Erthal García était loin de se douter qu’elle se consacrerait à une seule affaire trois ans durant. « Quand j’ai commencé à me plonger dans l’histoire de Gemma, je ne pouvais plus passer à autre chose. J’avais tissé un lien si profond avec elle. Au travers d’elle, je peux parler de tous ceux qui ont disparu aussi. »

Il était important pour Mariceu Erthal García de parler d’une jeune fille qui avait le même âge qu’elle au moment de sa disparition. Elle a besoin de s’identifier à son sujet, d’y mettre des émotions personnelles et des pensées intimes. « Je me sens très proche de Gemma. J’ai trouvé des blogs avec certains des poèmes qu’elle avait écrits, et à travers eux, j’ai eu l’impression qu’elle me parlait directement. C’était très touchant. Ce projet est la preuve que l’on peut connaître profondément certaines personnes même sans les rencontrer. »

La photographe a fait le choix audacieux de l’autoportrait pour raconter l’histoire de Gemma. L’une des photos les plus poignantes la montre vêtue de la robe de Quinceañera de Gemma. « Les parents de Gemma m’ont montré une photo de leur fille le jour de sa Quinceañera. J’ai tout de suite compris qu’ils avaient gardé la robe, comme le font souvent les parents mexicains. J’ai commencé à prendre des photos de la robe et j’ai vite ressenti le besoin de la porter moi-même. Ses parents étaient d’accord. C’était un moment si intense et riche en émotions, mais j’étais aussi profondément troublée. Sur le coup, je ne comprenais pas vraiment pourquoi j’avais fait ça. »

Letters to Gemma, © Mariceu Erthal Garcìa

Gemma fait partie d’elle, à présent. Elle pense souvent à elle, même quand elle ne travaille pas sur le projet. La seule photo qui a été prise ailleurs que chez les Màvil montre des fleurs que Mariceu Erthal García a vues pendant une journée d’escalade: « Je ne pensais pas à elle ce jour là, mais la beauté triste du paysage m’a immédiatement rappelé Gemma. »

Letters to Gemma, © Mariceu Erthal Garcìa

Rendre compte d’une absence

Letters to Gemma nous permet de réfléchir à l’absence, au manque. Mariceu Erthal García nous montre ainsi la vie de Gemma suspendue comme elle le fut le jour où elle est sortie de chez elle pour la dernière fois. Sa chambre reste figée dans le temps : sa mère en a fait un autel à sa fille disparue, inchangé jusqu’à ce jour. Même la photographe n’a pas eu le droit d’y entrer. La chambre qu’elle n’a jamais pu photographier laisse le mystère de Gemma intact. « Je trouve beaucoup de symboles dans cette maison. Par exemple, l’endroit où Gemma cultivait ses fleurs, qui est laissé à l’abandon.»

Les parents de Gemma sont les sujets de certaines des photos les plus touchantes du projet. Si le père de Gemma s’est tout de suite ouvert à Mariceu Erthal García, l’abord de sa mère a été plus difficile. Mais elle parvient graduellement à apprécier le travail de Mariceu. « Lors de ma dernière visite, je leur ai donné un magazine qui avait consacré quelques pages au projet et je leur ai lu une lettre que j’avais écrite pour Gemma. Sa mère a voulu la garder. C’était pour moi un moment extrêmement fort. »

Letters to Gemma, © Mariceu Erthal Garcìa
Letters to Gemma, © Mariceu Erthal Garcìa
Letters to Gemma, © Mariceu Erthal Garcìa

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