Jusqu’alors reléguées aux coulisses, les drag queen s’imposent sur la scène de New York entre la fin des années 1980 et le début des années 1990. Au sein de cet univers urbain et nocturne, une nouvelle génération de beautés lumineuses atteint enfin sa majorité. Récusant le style des transformistes d’antan, les jeunes artistes s’inspirent de superstars à la Warhol, telles que Holly Woodlawn, Candy Darling ou encore Jackie Curtis, sans oublier la fabuleuse et cultissime Divine, pour créer leur propre mode de divertissement, basé sur la personnalité. Visionnaires, Lady Bunny, Lypsinka et Kevin Aviance accèdent à la notoriété, métamorphosant notre conception actuelle du genre, de la beauté, de la mode et du glamour.
En 1992, RuPaul lance son titre « Supermodel (You Better Work) », qui devient l’hymne de la vie nocturne et dont le triomphe planétaire font de l’artiste une superstar. Avec ses longues jambes, sa crinière blonde emblématique, son physique de rêve et sa garde-robe époustouflante, RuPaul s’est donné la mission de faire connaître au grand publuc la culture drag. Son rêve se réalise en 2009, avec le succès fulgurant de l’émission de téléréalité RuPaul’s Drag Race.
Dans les années 1980, la mouvance drag fait encore partie de l’underground. Pourtant, elle s’enracine peu à peu, notamment au Pyramid Club, Avenue A, déjà haut lieu de la vie gay bien avant la gentrification de l’East Village. C’est là que Linda Simpson, décrite par le New York Times comme « la mère supérieure de la scène drag new-yorkaise », fait ses débuts. Elle est aussi photographe amateur. Elle amasse une archive de quelque 5 000 photos, dont une sélection figure dans le nouvel ouvrage The Drag Explosion (Domain).
New York, capitale du rêve
« La seule raison pour laquelle j’ai voulu m’installer à New York, c’était la ville elle-même. Je n’étais ni ambitieuse ni carriériste. Ce qui m’attirait particulièrement, c’était la vie nocturne effrénée, le bouillonnement de la rue, la scène gay, » explique Linda Simpson. Originaire de Gaylord, dans le Minnesota, Simpson arrive au milieu des années 1980 pour faire ses études à l’Université de New York. « Quand je disais aux gens que j’allais déménager là-bas, on me traitait de dingue. Pour eux, c’était un endroit affreusement dangereux où il ne faisait pas bon vivre. Dans un sens, c’est ça qui rendait les lieux encore plus intéressants – les seuls qui pouvaient y vivre étaient ceux qui y tenaient absolument. »
En 1986, Simpson commence à fréquenter le Pyramid, et rencontre un panel éblouissant de personnages : RuPaul, Tabboo!, Sister Dimension, Billy Beyond et Hapi Place. C’est une révélation. « Quand je me suis lancée comme drag queen, je n’avais même pas de nom. C’était assez gênant, car tout le monde m’appelait par mon vrai nom. J’essayais d’en trouver un et c’est Tabboo! qui m’a suggéré de conserver une partie du mien ». Simpson se souvient de son look de femme d’affaires séductrice qui la plaçait à part dans ce milieu.
L’année suivante, Simpson quitte Chelsea pour l’East Village et fait ses débuts en tant que drag queen, organisant des fêtes à l’occasion de la sortie de son magazine, My Comrade. Il s’agit d’une publication ironique-chic, qu’elle destine à combattre l’homophobie qui fait rage avec la montée du VIH. En 1990, elle s’associe avec DJ Dany Johnson pour lancer Channel 69, sur le principe d’une soirée hebdomadaire accompagnée de spectacles de drag au Pyramid. Une star est née.
« Tous les dingues et les drag dans le carré VIP, avec entrée libre et boissons gratuites, et le reste de la populace en-dessous ! »
« Divas to the dancefloor… Please »
Au début des années 1990, la scène nocturne de New York explose, avec des centaines de clubs, bars et salons disséminés d’un bout à l’autre du paysage urbain. Tous les genres possibles et imaginables de musique, de style et de population y sont représentés. Dans ce foisonnement extraordinaire, le mouvement drag n’a aucun mal à se faire une place.
« Dans n’importe quelle soirée, on pouvait être certain qu’il y aurait toute une troupe de gays, mais la plupart du temps, c’était vraiment mixte : gays, hétéros, drag queen et trans. On affluait de l’Upper East Side pour s’encanailler, ou de l’East Village pour dépenser son dernier dollar », se souvient-elle.
« Dans les soirées de Peter Gatien, on trouvait une population plutôt soft, mais parmi les personnages les plus extravagants, beaucoup étaient des employés. Je me souviens, je travaillais dans un des gros clubs et une de mes amies était à côté de moi, au balcon, et elle s’est exclamée : ‘’Ah mon dieu, ça devrait toujours être comme ça ! Tous les dingues et les drag dans le carré VIP, avec entrée libre et boissons gratuites, et le reste de la populace en-dessous‘’ ! »
« If Madonna Calls, I’m Not Here »
De son côté, Linda Simpson ne lâche pas son appareil et documente la scène, comme une initiée composant son journal intime visuel. « Les clichés font toujours ressurgir des sensations liées à des moments particuliers. J’entends encore la musique de l’époque. Quand j’arrivais sur place, j’étais frappée par la frénésie des lieux. À l’époque, tout le monde fumait, et partout. Quand on rentrait chez nous, nos perruques puaient la cigarette », raconte-t-elle en riant. https://www.youtube.com/embed/4nTl4Rmf6AI?wmode=transparent&jqoemcache=Xb6Cc
Après l’explosion « Supermodel » sur les ondes, Hollywood et les media conventionnels commencent à accorder à la culture drag l’attention qui lui est dûe. « Brusquement, il y a eu des tonnes d’articles de magazines et de talk-show centrés sur les drag queen. Certains étaient programmés aux heures de grande écoute et on embauchait même des drag en extra. Le tournage du film Extravagances a commencé à New York et beaucoup souhaitaient avoir des drags dans le casting. Nous étions très demandées… »
Lorsque la culture drag a enfin été reconnue comme un art à part entière, la période des « Gay 90s » est revenue en force, plus belle que jamais, semant les graines de la culture plus inclusive qui s’épanouit en ce moment même. Mais les portraits candides de Linda Simpson nous rappellent à ce qui commence malgré tout à disparaître, un style de vie qui avait cours avant que les réseaux sociaux ne génèrent cette soif insatiable de satisfaction immédiate, avant que les ambitions carriéristes ne détraquent les notions de représentation de soi.
Les sujets de Linda Simpson vivent le moment présent, et ne cherchent rien d’autre qu’à prendre la pose pour un cliché rapide. Les images nous dévoilent ces icônes de la vie urbaine dans toute leur insouciance, immortalisées lors de moments de splendeur publique, ou au contraire au repos, dans l’intimité. « Je ne sais même pas quelles étaient mes motivations, raconte Linda Simpson. Je ne passais pas tout mon temps à prendre des photos et avec le recul, je regrette de ne pas en avoir pris plus. »
Par Miss Rosen
Miss Rosen est journaliste spécialisée en art, photographie et culture, et vit à New York. Ses écrits ont été publiés dans des livres, des magazines et des sites web, dont Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice, entre autres.
The Drag Explosion
Domain Publishing
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