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Shisei Kuwabara: l’intoxication de la ville de Minamata

Depuis soixante ans, le photographe nippon Shisei Kuwabara raconte l’histoire de Minamata et de ceux qui souffrent de la maladie éponyme.
Modo, l’un des villages avec le plus grand nombre de patients atteints de la maladie de Minamata. 1960. © Shisei Kuwabara

Au Japon, sur la côte ouest de l’île de Kyushu, se dresse la petite ville de Minamata. Ce qui la différencie des autres villages de pêcheurs et va sceller son destin, c’est la présence d’une usine pétrochimique, fondée en 1908 par la Chisso Corporation. En 1951, une modification intervient dans ses procédés de fabrication, et les résidus de l’usine sont rejetés dans la baie de Minamata. Ils contiennent du méthylmercure. Cette forme organique hautement toxique du mercure se dépose sur les fonds marins, et les plantes aquatiques l’absorbent. C’est ainsi que la substance se retrouve dans la chaîne alimentaire, au sommet de laquelle se trouvent les habitants, qui se nourrissent de poisson.

En avril 1956, une jeune fille est admise à l’hôpital de l’usine Chisso. Secouée de convulsions, elle montre également des difficultés à marcher et à parler. Très rapidement, d’autres cas sont découverts à Minamata, qui donne son nom à la maladie, une affection neurologique grave causée par l’empoisonnement au mercure. Parmi les symptômes, on observe affaiblissement musculaire, cécité, troubles de l’élocution, troubles de la motricité, et dans certains cas extrêmes, perte de la raison, paralysie et coma. La mort peut survenir en quelques semaines après l’apparition des symptômes.

La société Nippon Chisso Hire K.K. a changé son nom en Chisso. Usine de Minamata. Actuellement, le nom de l’entreprise est JNC. 1970. © Shisei Kuwabara
L’usine de Minamata a été fermée et le premier syndicat s’est mis en grève pendant un an. Lors d’un rassemblement syndical. 1962. © Shisei Kuwabara

L’histoire de Minamata apparait aux yeux du monde grâce au photographe W. Eugene Smith et à sa femme Aileen Smith, qui passent trois années sur place à étudier les événements. Leur travail est publié pour la première fois le 2 juin 1972 par Life magazine puis dans leur livre Minamata, sorti en 1975. Ce dernier inspirera la réalisation du film Minamata, dont la sortie est prévue cette année. Johnny Depp y incarne Eugene Smith, tandis que l’actrice franco-japonaise Minami joue le rôle d’Aileen Smith, dans une version dramatisée de la véritable histoire de Minamata et du couple Smith. Eugene et Aileen n’ont pourtant pas été les seuls photographes à suivre la tragédie.

Onze ans avant leur arrivée, le photographe japonais Shisei Kuwabara est déjà sur place. Depuis près de soixante ans maintenant, il photographie Minamata et sa population, racontant les vies des familles entières ravagées par les effets des eaux toxiques.

Nuit d’été avec la famille Hannaga. Minamata, 1960 © Shisei Kuwabara
Kazumitsu Hannaga, atteint de la maladie fœtale de Minamata,
qui souffre de malformations congénitales pendant la grossesse de sa mère,
est nourri par son grand-père. 1960 © Shisei Kuwabara

« J’ai été profondément affecté par la détresse des habitants. »

Au début des événements, Kuwabara, qui a aujourd’hui 84 ans, sort du lycée et commence tout juste à s’intéresser à la photographie. « C’est mon père, employé municipal, qui m’a acheté mon premier appareil, un Petri fabriqué au Japon », se souvient-il. « Nous habitions à Tsuwano et après le lycée, j’ai intégré l’université d’agriculture et de technologie de Tokyo, pour suivre des études en génie civil. Arrivé en troisième année, j’ai compris qu’en réalité, je voulais devenir photographe, et j’ai commencé à suivre les cours du soir de la Tokyo Photo School. »

En 1960, son diplôme en poche, Kuwabara se prépare à rentrer chez lui lorsqu’un autre étudiant lui tend un numéro du journal Weekly Asahi, daté du 15 mai 1960, avec un article de dix pages consacrées à la maladie de Minamata. « Dès que j’ai lu l’article, j’ai su que je devais absolument me rendre sur place et documenter ce qui se passait là-bas. »

« J’ai été profondément affecté par la détresse des habitants », ajoute-t-il. « Quand j’étais jeune, mon village aussi a subi une pollution chimique. Une société locale exploitait une mine de cuivre, et l’un des résidus était de l’arsenic. La substance s’est infiltrée partout, contaminant notre eau potable et nos rizières. Je me souvenais bien de ce qui s’était passé dans mon enfance, et j’ai eu envie de parler de la tragédie de Minamata. »

Tamano Murano, un patient atteint de la maladie de Minamata, a subitement une crise à l’hôpital de la ville de Minamata.1960 © Shisei Kuwabara
Iwazo Funaba, un patient atteint de la maladie de Minamata, photographié 10 ans après son apparition. 1970 © Shisei Kuwabara

Au mois de juillet suivant, Kuwabara part donc pour Minamata, armé d’une lettre d’introduction. Rédigée par Tsuneo Komatsu, auteur de l’article du Weekly Asahi, elle est adressée au directeur de l’hôpital de Minamata, Noboru Ohashi. « Quand j’ai rencontré le Dr Ohashi», raconte le photographe, « il m’a demandé ce que j’allais faire de mes photos. Je n’avais pas les qualifications nécessaires pour établir un rapport médical et j’ai été franc. J’ai avoué que je voulais devenir photographe professionnel, que je souhaitais rendre compte de la maladie de Minamata, puis exposer mes photos. C’était une réponse toute simple. Et il m’a accordé son autorisation. »

« Mon projet documentaire était le suivant : j’allais suivre le quotidien d’une dizaine de familles. La plupart des familles ont été photographiées un grand nombre de fois, sur plusieurs années. »

Jitsuko Tanaka, en kimono avec sa soeur. 1986 © Shisei Kuwabara

La série d’Eugene Smith a ouvert la voie pour tant de photographes japonais. »

En 1962, le photographe tient sa première exposition dans le quartier Ginza de Tokyo, à l’occasion du salon photo Fuji. La Japan Photo Critics Association récompense son travail, lui accordant ainsi ses premières lettres de noblesse en tant que photojournaliste. En 1965, les œuvres sont rassemblées et publiées dans l’ouvrage Minamata Disease. Pour lui, c’est ainsi que son univers et celui du couple Smith se sont rapprochés.

« Un an plus tard, Kazuhiko Motomura, qui avait fréquenté la même école photo que moi, s’est rendu à New York pour rencontrer Robert Frank et lui demander l’autorisation de publier The lines of my hand au Japon. Il avait emporté un exemplaire de mon livre sur Minamata, et pendant son séjour, il a pu le montrer à Eugene Smith. C’était la première fois que celui-ci entendait parler des problèmes de pollution au Japon et de la maladie de Minamata. »

Tamano, un patient atteint de la maladie de Minamata, a soudainement une crise dans le couloir de l’hôpital de la ville de Minamata. 1960 © Shisei Kuwabara

L’ouvrage d’Eugene et Aileen Smith est plus largement connu que le sien, mais Kuwabara, dont l’archive compte à présent plus de 30 000 négatifs, n’en conçoit aucune amertume. « La série d’Eugene Smith était remarquable. Elle a ouvert la voie pour tant de photographes japonais. »

La Chisso Corporation a fait tout son possible pour dissimuler sa responsabilité dans l’empoisonnement des habitants de Minamata. Malgré tout, sa culpabilité a fini par être établie, et le groupe a dû verser plusieurs centaines de millions de dollars aux familles. On sait maintenant que la maladie provoque des anomalies congénitales, dont l’infirmité motrice cérébrale. Elle a donc traversé les générations, alors que l’usine a arrêté les rejets de mercure en 1968. Environ 3 000 personnes sont officiellement reconnues comme victimes de la maladie de Minamata. La Chisso Corporation continue de faire tourner une usine sur les lieux.

Pêcheurs de Minamata ayant perdu leur emploi. Au village de Modo. 1960 © Shisei Kuwabara
Tomoko et son père célébrant son « le jour de son passage à l’âge adulte ». 1977 © Shisei Kuwabara

En 1980, les zones les plus polluées de la baie ont été soumises à un draguage, pour éliminer le mercure des fonds sous-marins. En 1999, la municipalité recevait une certification ISO pour sa gestion des politiques environnementales et se voit décerner le label d’écovillage, faisant d’elle un modèle environnemental officiel. La commune gère un musée consacré à la maladie ainsi qu’un monument aux victimes.

Au-delà de la tragédie de Minamata, Shisei Kuwabara a entrepris bien d’autres projets durant sa carrière: raconter les suites de la guerre de Corée; en 1967 et 1968, il couvre la guerre du Vietnam, et se trouve à Saigon lors de l’offensive du Tet, lorsque les troupes du Nord-Viet Nam prennent d’assaut l’ambassade des États-Unis ; en 1991, il assiste à l’effondrement de l’Union Soviétique. Par ailleurs, il rend compte en images d’un certain nombre de problèmes sociaux au Japon.

Le but ultime de Shisei Kuwabara par la photographie: créer des souvenirs intemporels et établir des enregistrements visuels d’évènements importants de l’histoire. Une mission qui l’a conduite à revenir sans cesse à Minamata. « Un ami cher me disait ‘les photos sont des archives. S’il n’y a plus de photos, l’événement n’existe plus’. C’est exactement mon sentiment. »

Par Robert E. Gerhardt, Jr.

Robert Gerhardt est un photographe et écrivain qui vit à New York. Ses photos et ses écrits ont été publiés dans The Hong Kong Free Press, The Guardian, The New York Times et The Diplomat.

Pour en savoir plus sur Shisei Kuwabara, rendez-vous ici.

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