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Robert Frank, best regards

Ils sont les héritiers de Wright Morris, de Walker Evans, de Jakob Tuggener… Leurs images ne cessent d’enrichir l’histoire mondiale de la photographie et nos regards impatients. Souvenirs de quelques rencontres plus ou moins magiques avec ces virtuoses de l’objectif, solistes du noir & blanc ou de la couleur, artistes fidèles à l’argentique ou totalement envoûtés par le numérique. Aujourd’hui : Robert Frank, le choix de l’intuition.

J’ai vu Robert Frank pour la dernière fois à Paris, en 2007. Je m’étais imposée à un rendez-vous qu’il souhaitait en tête à tête avec Louis Skorecki, – qui travaillait aussi à Libération et qu’il avait rencontré à New York, en 1989. « Non, non, juste Louis, avait-il insisté auprès de l’attachée de presse, personne d’autre, et même pas Sylvie ». Sylvie, c’était moi, c’est ainsi qu’il m’appelait depuis toujours, je ne sais pas pourquoi. « On s’en fout, avait dit Louis, qu’est-ce que tu veux qu’il dise ? Tu viens sinon je n’y vais pas ! »

Rendez-vous en fin d’après-midi dans un café de Saint-Germain-des-Prés. J’étais dans mes petits souliers quand le maître suisse-américain est arrivé avec sa fameuse casquette de baseball, et une canne à la main. Aucun commentaire sur ma présence, il était content de nous voir, ça se voyait. Il avait son sourire des jours heureux et ses cheveux ébouriffés façon Einstein. Le Centre Pompidou projetait l’intégrale de ses films et vidéos, dont The Present (1996) que j’avais vu en Suisse, en 1999, lors du festival Visions du réel à Nyon, un endroit et un festival divins (j’aime beaucoup la Suisse). Nous avions donc proposé un papier à Luc Le Vaillant, le boss de la page Portraits, la fameuse der du journal longtemps considérée comme le Mont Blanc de l’écriture journalistique. 

Avec Robert Frank, pas question d’altitude ni de bla-bla, il fallait rester sur terre, il fallait saisir le mood. Louis était l’ami idéal pour ces retrouvailles parisiennes, le mood, c’est son truc, c’est son côté Bob Dylan. Quand Frank nous a demandé de poser nos questions, nous lui avons répondu que nous n’en avions pas (ce qui était vrai, Louis n’avait pas voulu que nous préparions quoi que soit). Voulait-il choisir ce dont il parlerait ? « Santé, argent, présent, passé, futur ». Le portrait est paru en dernière page du journal le 6 février 2007 avec une photographie signée Paolo Roversi. Du futur, Robert Frank avait dit : « C’est la continuation du passé, on n’arrive pas à oublier le passé, you know, mais il faut continuer… »

Après l’avoir interviewé à Manhattan pendant trois jours, dans son repaire de Bleecker Street, Louis avait écrit le plus merveilleux des textes jamais écrits sur Robert Frank. C’est comme ça que je l’ai d’abord connu, par les mots de Louis qui furent publiés dans un numéro spécial du journal avant les Rencontres d’Arles de l’été 89. Tout y était de Robert Frank, de ses débuts photographiques au cinéma de Buñuel, « tellement unique, inimitable », de son « intérêt pour l’imperfection » à « la perte de la passion ». Ce n’était pas facile de comprendre son travail, ses hésitations, sa période beatnik, son incursion dans la mode, ses reportages jugés plus ou moins classiques, puis d’entrer à son tour dans la mythologie sans ressembler à cet essaim d’admirateurs gluants qui entourait parfois le maître lors de ses déplacements. À Nyon, après la projection, je l’avais salué, il avait murmuré quelque chose comme « A bientôt Sylvie ! ». À Amsterdam, dans un restaurant italien, il avait un peu parlé de la rétrospective que le Stedelijk Museum présentait, Moving Out. Pourquoi ce titre ? « Avant, je tirais mes photographies en disant ce que la caméra voyait. Maintenant, c’est plutôt ce qui se présente. Ce que je vois intérieurement. Alors, ce titre-là, c’est tout, mémoire, oubli… » Mémoire, oubli. Peut-être la meilleure définition de la photographie. C’est quoi un bon photographe ? « Si vous avez du sentiment pour les gens, vous êtes un bon photographe. » 

Je me souviens de Robert Frank et de sa douceur. Une douceur aussi mélancolique qu’une pluie fine. Difficile d’être face à lui sans penser à ce qu’il avait vécu avant son exil intérieur, d’imaginer qu’il avait été l’assistant de Walker Evans, qu’il avait connu Jack Kerouac (qui préfacera Les Américains, livre culte publié en 1958 par Robert Delpire), Delphine Seyrig, Allen Ginsberg et le beau Gregory Corso, qu’il avait filmé les Rolling Stones en zone de turbulences. Ses photographies, ses films, se faisaient l’écho de ses drames intimes. Aussi de ses amours (« C’est important d’être influencé par l’amour »), de ses facéties et de ses longs séjours sous la neige dans le désert canadien, à Mabou, repaire de corneilles affamées, où il s’est essayé au Polaroid.

C’était étrange de le questionner et de noter ses réponses, sur le coup, il paraissait ne rien confier d’important, bouts de phrase, verbes, exclamations. Il répétait, « oh man ! », « you know » et « yeah ! ». Sourire. Silence, silence, silence. Il était là et très loin, solidement enraciné dans l’instant et à des années-lumière, comme s’il lui était impossible d’attendre une nouvelle question, comme s’il s’était protégé du temps présent en bricolant son propre fuseau horaire.

Il avait accepté que je le photographie (photo assez ratée, regret, la faute à la couleur ?), puis m’avait emprunté mon Yashica pour immortaliser deux adorables vieilles pies qui papotaient sur la terrasse du restaurant. Il donnait l’impression d’être invisible, et de n’avoir nul besoin d’un appareil-photo. Voilà, c’était ça le truc de Robert Frank, son secret, la photo sans l’appareil-photo, pas même un Polaroid, la photo comme une façon d’être seul au monde. Tracer ses rêves à leur source, suivre discrètement leurs mouvements, écouter leurs musiques.

Robert Frank n’avait rien d’un gourou, et même Louis, qui l’adorait, l’adorait si sincèrement qu’il en devenait presque muet. Robert Frank, c’était Robert Frank, point. Il n’était pas nécessaire de l’apprécier pour le comprendre (et vice-versa), il fallait juste accepter de se perdre dans ses photographies. Dans sa géographie décalée, entre la Suisse et les États-Unis, Barcelone, Londres, Paris, Beyrouth. Dans les aléas de sa biographie, en partageant sa colère, son impatience, ses douleurs. 

Robert Frank est mort le 11 septembre 2019, à Inverness (Nouvelle-Écosse). Il avait 94 ans. À Nyon, il avait dit : « Je m’en fous de ce qui se passe quand je ne serai plus là. » 

Par Brigitte Ollier

Brigitte Ollier est une journaliste basée à Paris. Elle a travaillé durant plus de 30 ans au journal Libération, où elle a créé la rubrique « Photographie », et elle a écrit plusieurs livres sur quelques photographes mémorables.

Pour en savoir plus sur Robert Frank :
Le Photo Poche n°10.
The Lines Of My Hand, publié par Steidl.
Moving Out édité par la National Gallery of Art de Washington/Scalo. 
Tous les films sont édités par Steidl.
Philippe Séclier a réalisé un film passionnant, Un Voyage américain : sur les traces de Robert Frank (2008), disponible en dvd. 
Parmi les livres de Louis Skorecki, pour les inconditionnels de Bob Dylan, D’où viens-tu Dylan ?(Capricci).

Crédits photos de couverture: Dodo Jin Ming / Paolo Roversi

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