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En souvenir de John Cohen

En souvenir de John Cohen

L’étonnant héritage du photographe de la tradition musicale américaine.

À la fin des années 50 dans l’East Village de New York, qui était alors une pépinière d’artistes et d’écrivains, Robert Frank avait pour voisin un photographe et musicien à la frêle silhouette. Ils devinrent amis, et lorsque Frank décida de tourner Pull My Daisy, son film atypique sur la Beat Generation, il demanda à son voisin de prendre des photographies du tournage.


Grandma Davis & Family, Roaring River, North Carolina, 1961 © John Cohen in Speed Bumps on a Dirt Road

Ce voisin était John Cohen, décédé le 16 septembre à 87 ans, exactement une semaine après Robert Frank. Cohen, artiste incroyablement prolifique  – photographe et musicien, certes, mais aussi cinéaste folkloriste et musicologue de renom – est devenu une légende à part entière, dont l’héritage est si vaste qu’il est presque difficile à circonscrire.

Le monde de la musique et celui de la photographie revendiquent tous deux Cohen. Célèbre pour ses efforts ambitieux de sauvegarde du patrimoine musical, il a parcouru la région américaine des Appalaches, ainsi que le Pérou, pour réaliser de remarquables prises de son de musiciens locaux – dont un chant de mariage péruvien, en 1964, que la NASA a inclus dans un enregistrement envoyé dans l’espace. Son propre groupe, The New Lost City Ramblers, s’est produit pendant cinquante ans, et a influencé un large éventail de musiciens américains, allant des grands du jazz à Jerry Garcia, guitariste des Grateful Dead.


Charlie Higgins, Galax, Virginia, 1961 © John Cohen in Speed Bumps on a Dirt Road

John Cohen a également enseigné la photographie durant 25 ans, et ses images ont été acquises par de nombreuses institutions américaines prestigieuses dont le Metropolitan Museum of Art et la National Portrait Gallery de Washington. Cohen a photographié non seulement Jack Kerouac et l’élite de la Beat (voir les images parues dans Life), mais aussi Woody Guthrie, Elizabeth Cotten, Muddy Waters, ainsi que Josef Albers et Red Grooms. « L’on dirait que les trésors de la terre sont inscrits dans le regard de John Cohen », peut-on lire dans la monographie de 2001 de Patti Smith intitulée There is no eye,  qui comprend bon nombre des premières images du photographe.

Son portrait le plus célèbre, peut-être, est celui de Bob Dylan en 1962, année de la sortie du premier album de celui-ci. Sur cette photographie réellement emblématique, l’on découvre un Dylan extrêmement jeune, cigarette aux lèvres,  adossé à un mur. Et plus tard, dans sa propre ferme située dans le nord de l’État de New York, Cohen photographiera le musicien, à sa demande (quelques unes de ces images figurent sur l’album Self Portrait de Dylan.)

Bien que les photos de Cohen de ces enfants qui deviendraient des rois soient fascinantes, ce sont ses voyages dans les  Appalaches – région rurale minière en crise depuis longtemps – qui furent à l’origine de son travail le plus captivant. C’est là qu’il a réalisé, à la fin des années 50 et au début des années 60, des portraits de musiciens traditionnels jouant d’instruments à cordes. Au cours de ces voyages, parfois en camionnette, parfois en bus, le New-Yorkais s’est trouvé en contact avec un monde qu’il aurait difficilement pu imaginer, et ses photographies témoignent  de son attention émerveillée.


Alice Gerrard, Marge Ostrow & Mike Seegern, New York, New York, 1959 © John Cohen in Speed Bumps on a Dirt Road

À l’époque, cependant, tout le monde n’avait pas le même point de vue. À son retour à New York, Cohen écrivit : « J’ai apporté mes photographies de l’est du Kentucky au méridional Harold Hays », (le rédacteur visionnaire d’Esquire, un magazine qui avait auparavant publié ses travaux,  et compte tenu des origines de Hays Cohen espérait trouver en lui un  public favorable). « Il n’a pas été impressionné et a refusé les photos, expliquant qu’Esquire ne serait intéressé que ‘si les gens étaient vraiment sales et affamés’. »

J’ai eu la chance de m’entretenir avec Cohen juste avant sa mort. Il était sur le point de publier son travail de cette époque dans un livre intitulé Speed ​​Bumps on a Dirt Road. Cet ouvrage impressionnant nous livre des scènes d’une Amérique laissée pour compte de longue date. L’on peut y voir des musiciens de l’époque dans leur environnement – sur le perron branlant d’une cabane, dans un salon à peine meublé, ou encore sur scène dans des bars délabrés. Ces images sont si intimes que l’on peut presque entendre la musique.


Farmers at auction, Galax, Virginia, 1961 © John Cohen in Speed Bumps on a Dirt Road

Lorsque j’ai demandé à Cohen ce qu’il avait tenté de saisir dans ces photographies de Speed ​​Bumps, il a répondu: « Tout ce que je voyais pour la première fois. C’étaient des scènes qui ressemblaient à de vieilles photographies de la FSA [Financial Services Authority]. ». Il m’a également dit qu’il était allé rendre visite à un musicien et, devant la maison, il avait vu « la véranda, deux chaises et deux tasses à thé. C’est tout. Cela évoquait une vie. »

Outre les musiciens eux-mêmes, l’objectif de Cohen a capté des agriculteurs lors d’une vente aux enchères en plein air, la passion de  prédicateurs locaux, des écriteaux en coulisses signalant aux chanteurs de ne pas bavarder, ou encore les tenues du public lors d’un concert. Cohen a également suivi des joueurs de banjo et des guitaristes qui se produisaient dans des gymnases d’écoles secondaires, de petits studios d’enregistrement, voire au Grand Ole Opry à Nashville, dans le Tennessee.

Fait remarquable, de nombreuses photographies de Speed Bumps n’avaient jamais été vues auparavant: Cohen les avait stockées dans son sous-sol, où il les avait oubliées durant 60 ans. Quelle fut son impression en revoyant des images datant de plus d’un demi-siècle ? Ces vieilles photographies, m’a-t-il confié, « m’en ont dit long sur ce que je ne pouvais pas voir à l’époque – ce qui était autour de la musique, ceux  qui l’écoutaient, réagissaient. J’en déduisais l’histoire. »


Alice Gerrrd & Hazel Dickens © John Cohen in Speed Bumps on a Dirt Road

Dale Poe & Uncle Charlie Higgins, Galax, Virginia © John Cohen in Speed Bumps on a Dirt Road

Par Bill Shapiro

Bill Shapiro est l’ancien rédacteur en chef du magazine Life, et le co-auteur du livre What We Keep récemment publié.

Speed Bumps on a Dirt Road – When Old Time Music Met Bluegrass

Publié par powerHouse Books

220 pp.

$45

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