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Le masque en photographie

Le masque en photographie

Tandis qu’on se grime pour Halloween, voici un panorama de visages voilés et bariolés. Ou comment le masque peuple régulièrement les images des photographes.

Procesion, Chalma, Mexico, 1984 © Graciela Iturbide

Il y a d’abord les univers qui s’y prêtent. Les mascarades, les carnavals… D’étranges messes où les figures deviennent des entités monstrueuses. D’immenses bouches, d’énormes yeux. Une peau colorée. Des formes tordues en guise de face. Le diable. La mort. Des pantins maléfiques et joyeux qui paradent bruyamment dans les rues. Tel est par exemple le tableau qu’offre une photographie de Graciela Iturbide. L’artiste mexicaine est habituée à voir ce type d’événements dans son pays. Là-bas, on aime jouer avec l’image de la mort, on enfile un costume de squelette et on danse avec bonheur. Peut-être est-ce d’ailleurs pour cette raison que les masques apparaissent sur de nombreuses photographies de Graciela Iturbide ? Il y a cette image très forte d’une femme en tenue de mariée avec le masque d’une tête de mort. Elle tend son voile comme si elle nous invitait à la rejoindre, une sorte de bouquet dans l’autre main. La blancheur spectrale de la mariée se mêle à celle de la finitude de l’être humain et on se demande si nous devrions pactiser avec elle ou s’il nous faudrait courir nous cacher. 


Novia Muerte, Chalma, Mexico © Graciela Iturbide

Difformes 

Se cacher, c’est justement l’idée du masque qui dérobe à nos yeux le visage de l’humain qui le porte et donne parfois une tonalité inquiétante à l’ensemble. C’est le cas dans les photographies de Ralph Eugene Meatyard (1925-1972), peut-être le photographe qui utilise le plus le masque dans son corpus d’images. Chez lui, des têtes difformes poussent sur des corps, se promènent dans des jardins sombres, ouvrent une sensation d’effroi à celui qui les voit. Il provoque le sentiment de l’inquiétante d’étrangeté, l’impression que quelque chose de familier, le corps humain classique, se confond avec le bizarre – ici un visage impossible. C’est aussi le cas d’une photographie d’Arthur Tress prise en 1975. Une petite fille en robe monte un escalier. Son visage n’est autre que le masque d’un vieil homme avec une longue barbe. Le contraire absolu de sa nature profonde. D’un coup, elle n’a plus d’âge, elle n’a plus de sexe, elle est une espèce de créature créée de toute pièce et, d’une certaine façon, elle peut faire peur, déclencher en nous de la confusion, du trouble. 


Girl in mask, 1975 © Arthur Tress

Transformation

Cindy Sherman joue aussi volontiers avec cette inquiétude quand elle convoque l’image de plusieurs clowns en 2004. Tous grimés, un nez rouge, ils entourent littéralement le cadre de la photographie et forment une sorte de bloc en toisant le regardeur, comme un gang de mauvais garçons, tous fous, prêts à en découdre. Car le masque c’est aussi la folie d’un instant, le signe que toutes les conventions sociales ordinaires ont sauté. Dans les photographies de l’artiste angolais Edson Chagas, le masque amuse par le décalage qu’il crée avec le sujet photographié, vêtu de l’habit ordinaire d’un citadin. En prenant des masques traditionnels africains, Edson Chagas fait aussi référence à la culture animiste, celle qui célèbre justement le costume et l’idée qu’un nouveau visage, conçu spécialement pour une cérémonie, se fait l’écho d’une magie intérieure, d’une transformation de soi. Le masque désigne alors un être que l’on devient un temps précis, un personnage dont on endosse provisoirement le rôle. 


Marcel D. Traoré, Tipo Passe. 2014 © Edson Chagas

Suppliciés 

Parfois, c’est ainsi le personnage qu’on est en société qui impose le masque. Irving Penn (1917-2009) a poussé cette idée particulièrement loin en photographiant des femmes en train de se faire un masque de beauté. Crème spéciale, tranches de concombre et pinceau posés délicatement sur la peau… Penn s’arrête sur ces drôles de visages qui durent un instant, qui sont ceux d’une transition entre un soi d’avant et un soi refait, un soi nouveau pour les grands soirs. Vanité absolue de ces masques éphémères et qui en disent pourtant beaucoup sur la condition féminine, sur les attentes sociétales, sur les rituels contemporains des citadins des grandes villes occidentales. Mais le masque n’a pas toujours cette douceur et cette sensualité. Il peut-être le contraire total. Andres Serrano nous le rappelle avec sa série Torture (2015). L’artiste a puisé à la fois dans les événements récents – les sévices infligés sur les prisonniers par les gardiens américains dans la prison d’Abu Ghraib en Irak – mais aussi dans le passé – notamment dans les sombres tableaux de Goya – pour évoquer l’horreur de la torture. Il y a, dans ses photographies, des masques en métal que des bourreaux mettaient sur le visage des suppliciés. Sur le dessin de ses masques, vides d’êtres humains dans les photographies de Serrano, on peut y lire la douleur des sévices, la brûlure qu’inflige à un corps tout acte de torture. 


Fools Mask IV © Andres Serrano

Fantaisie 

Mais le masque est cependant, la plupart du temps, une lueur de joie dans un univers sombre. Une photographie d’Alex Webb en témoigne formidablement. Deux jeunes gens, l’air désabusé, posent devant un type allongé sur un trottoir. Ils sont tous les deux maquillés et ce maquillage forme un masque de couleurs vives qui tranche nette avec l’ambiance générale de l’image. Même dans cette misère, il y a de la fantaisie et on peut imaginer qu’une fête vient de s’achever, qu’il y a derrière ce désarroi apparent un temps de grâce. C’est aussi la série de photographies d’enfants prise par Helen Levitt dans les rues de New York dans les années 1940. La photographe enregistre les différents masques que portent les mômes qui jouent dans les avenues pauvres de la ville. Le masque est ici à la base d’un imaginaire qui les emportent loin de la misère, qui les font reines et rois et rires le temps d’une pluie ou d’un rayon de soleil, comme si on pouvait être un autre que soi quand on le souhaite, porter un visage qui nous plaît ou nous effraie, nous transformer et, en humain accompli, nous réinventer. Masques faut-il.  


Volantin, San Martin Tilcajete, Mexico, 1976 © Graciela Iturbide

Jano, Ocumichu, Michoacán, México, 1981. © Graciela Iturbide

Par Jean-Baptiste Gauvin

Remerciements : Edson Chagas, Graciela Iturbide, Andres Serrano et Arthur Tress. 

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