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Pourquoi l’argentique a-t-il toujours autant la cote ?

Pourquoi l’argentique a-t-il toujours autant la cote ?

L’argentique est mort, vive l’argentique ! A l’ère du tout numérique, des smartphones à objectifs multiples devenus des plaques de cuisson, l’ère du négatif devrait en toute logique être définitivement enterrée, six pieds sous terre. Pourtant, l’irréductible refait surface, porté par une nouvelle génération.

© Michaël Naulin

« Nos clients sont aussi addictifs que des drogués ! ». Philippe Micaelli est conseiller vendeur chez Odéon Photo, magasin parisien spécialisé dans la photo, dont l’enseigne existe depuis les années 1930. Derrière sa visière et un film plastique dressé devant la caisse, il observe avec soulagement le retour des amoureux d’argentiques depuis le déconfinement. La vitrine est située boulevard Beaumarchais, le Champs Elysées de la photo. 

Un engouement chez la génération 2.0 

Comme dans la dizaine de boutiques photo situées le long du boulevard, les clients s’enchaînent. Premier constat : la majorité est jeune. Laura, 30 ans, masque au visage, Minolta à la main, cherche un cache pour son objectif et une sangle. La jeune femme a acheté son argentique il y a quelques mois sur un groupe Facebook. Vingt-cinq euros, la bonne affaire. « Je prenais trop de photos avec le numérique. Avec l’argentique il y a un côté “exceptionnel” qui me plait », témoigne-t-elle. 

L’argentique a la cote, l’argentique intrigue et l’argentique séduit toute une génération pourtant née sous le règne du tout numérique. Comment expliquer cet engouement ? « Avec l’argentique, tu travailles ta composition, tu n’as qu’un “shot”. C’est une autre vision de la photographie », nous explique Julien, 21 ans, qui a ressorti du grenier le boitier de ses parents. Comme lui, ils sont de plus en plus nombreux à revenir à la pellicule, à délaisser le mode rafale pour prendre le temps de capturer l’instant. « Avec son numérique, on ne travaille pas son œil. On peut obtenir l’instant décisif en prenant des dizaines de photos, sans réfléchir, sans effort. Il n’y a pas de réflexion », renchérit Laura. 

Pour comprendre cette tendance, il suffit d’aller faire un tour sur les réseaux sociaux, avec en tête de file : Instagram. L’application basée sur la publication de photos surfe sur le filon. Surgissent de plus en plus des filtres reproduisant les bordures Kodak, le format de la Super 8, les défauts de tirage… Si les jeunes générations découvrent ce procédé, les anciens y reviennent avec plaisir. Comme ce père de famille, venu chercher dans une autre boutique du boulevard Beaumarchais un appareil pour sa fille « qui en a marre de la photo au smartphone. J’aimerais lui offrir un appareil et lui apprendre à s’en servir, ça me rappellera mes jeunes années ! », se réjouit-il. 

Fétichisme ou véritable renouveau de la pratique ? 

Vintages, authentiques, des boitiers esthétiques, l’argentique possède les mêmes ingrédients qui ont vu le retour du Polaroid ou du vinyle. Osons même parler de fétichisme. « Au-delà de la performance, beaucoup veulent quelque chose de beau », confirme Philippe Micaelli d’Odéon photo. Parmi ses clients, beaucoup collectionnent les anciens modèles, par pur intérêt esthétique, sans s’en servir. Il faut l’avouer, une collection d’Hasselblad et de Rolleiflex sur sa commode, ça a son petit effet. La réputation d’un outil « increvable » est aussi un argument de vente. « J’ai des clients qui font des tours du monde, à vélo ou à pieds. Ils veulent un produit qui puisse résister à des conditions extrêmes, qui puisse être réparé facilement au cours de leur voyage », ajoute le vendeur. 

Du côté des professionnels aussi, l’argentique fait son grand retour. Il y a les inconditionnels qui ne l’ont jamais abandonné, et ceux qui y reviennent. Baptiste Plichon est photographe de mariage à l’argentique. Basé à Lille il est aussi formateur photo. « Avec le numérique, il y a une uniformisation du format des photos de mariage, alors qu’en argentique on peut utiliser plusieurs procédés comme l’instantané, du moyen format 6×7, la chambre… Et il y a le côté vintage qui plait beaucoup », détaille-t-il. 

Sous le pseudo d’EMGK Photographie, il publie également de nombreuses vidéos Youtube de vulgarisation et a lancé une box qui propose tous les deux mois de découvrir une pellicule différente. « Dans un monde dématérialisé où les gens prennent des images sur leur smartphone, regardent des films et écoutent leur musique sur des plateformes numériques, l’argentique redonne un côté précieux à l’image », constate-t-il. Entre les professionnels et les galeries qui n’ont jamais lâché la photo argentique malgré le numérique et les amateurs entre 25 et 30 ans qui veulent apprendre à développer eux-mêmes, une vraie communauté active s’est créée autour de l’argentique.


© Michaël Naulin

Un marché à deux vitesses 

Un engouement certes, mais le secteur reste un marché de niche à l’économie bien particulière. « Nous nous trouvons face à un marché à deux vitesses », analyse Baptiste Plichon. Du côté de la pellicule, la production des films a en partie survécu à la révolution numérique grâce, notamment, à l’industrie du cinéma. « Début 2020, Kodak a augmenté entre 5 et 40% ses prix sur plusieurs références de films, justement parce qu’ils sont dans un processus de restructuration de leurs usines qui avaient fait faillite il y a une dizaine d’années. Mais le marché est en expansion : en 2019, c’est plus de 200% de vente dans la branche photo de Kodak Alaris », précise le photographe. 

Quid de la production de boitiers et d’objectifs ? Si les pellicules sont toujours produites par des marques emblématiques comme Ilford ou Kodak, les entreprises historiques d’appareils photo ont depuis longtemps délaissé la production d’argentiques pour les numériques. « Avec un stock qui est en perpétuelle diminution et une demande qui augmente, forcément les prix grimpent. Même s’il y a une production industrielle de 60 ans par plusieurs compagnies, se pose la question d’ici 20 ans des possibilités au niveau de l’offre. Les firmes comme Canon et Nikon auraient les moyens de reproduire des appareils argentiques mais ce n’est pas assez intéressant d’un point de vue commercial », précise Baptiste Plichon. 

Alors l’espoir vient parfois des petits Poucet de la photo. Certaines micro-entreprises tentent de produire des appareils par imprimantes 3D comme le projet « Cameradactyle » soutenu par un kickstarter. Mais aucun concept de ce type n’a vraiment abouti. Seul Lomography et le marché de l’instantané parviennent à produire du neuf. « Le problème de la production de produit neuf, c’est qu’il sera forcément en concurrence direct avec un marché de l’occasion extrêmement prolifique. Un reflex argentique 35mm entièrement révisé va vous coûter entre 100 et 300 euros en moyenne. Pour un produit neuf, c’est très compliqué d’avoir un prix abordable », rapporte Baptiste Plichon. 

« Un appareil peut prendre 500 euros en quelques jours » 

Tous les marchands d’argentiques vous le diront, le marché est imprévisible. Si, comme Laura, il est encore possible de trouver des modèles à 25 euros, cette passion a tout de même un coût. Pour un boitier comptez entre 20 et 300 euros, entre 3 et 15 euros pour une pellicule et autour de 20 euros pour le développement et le tirage. Et les prix peuvent rapidement grimper. « Le marché ne répond à aucune règle précise, il est complètement déconnecté de celui du neuf… », explique Baptiste Plichon. Sur cinq ans, un boitier a augmenté en moyenne de 100 euros. Sur le Boulevard Beaumarchais, le Canon AE1 se vendait autour de 100 euros en 2015, il faut désormais compter 300 euros. 

Alors pourquoi certains boitiers ont la cote plus que d’autres ? Pas seulement pour la performance. Il faut aller voir du côté des influenceurs, mannequins et autres stars de cinéma. « Le prix de certains appareils flambe parce qu’une célébrité l’a porté sur le tapis rouge à Cannes, ou un influenceur a posé avec sur Instagram… L’appareil peut prendre 500 euros en quelques jours sur les cotes Ebay », relate le photographe et youtubeur. People et argentique font en effet bon ménage : l’actrice Diana Silvers, le chanteur Frank Ocean, Joe Jonas des Jonas Brother ou la mannequin Gigi Hadid pour ne citer qu’eux y affichent leurs clichés sur les réseaux sociaux. Comptabilisant des millions d’abonnés, ces comptes sont de véritables dynamiteurs de prix. 

Baptiste Plichon conseille d’ailleurs de résister aux sirènes des réseaux sociaux. « Le Canon AE1 par exemple n’est pas le meilleur modèle pour débuter. On trouve pour beaucoup moins cher des boitiers équivalents voire meilleurs en terme de fonctionnalités. C’est un modèle qui s’est très bien vendu à sa sortie, donc que beaucoup de gens vont le retrouver dans leur grenier et en parler sur les sites. La loi d’Internet fait monter la côte sans forcément de raisons techniques », prévient-t-il. Mieux vaut déjà aller fouiner dans les placards de ses parents et grands-parents. « Entre un Olympus Om10, un Canon AE1 ou un Minolta X500, ce qui compte ce sont les optiques que l’on met sur le boîtier. Finalement le boitier n’est qu’une boite noire avec des boutons pour contrôler la lumière qui vient frapper la pellicule. » 

L’engouement autour de l’argentique apporte en tout cas une hybridation des pratiques photo. Beaucoup n’hésitent pas à le coupler au numérique. « Aujourd’hui on peut acheter une chambre de 40 par 50 d’avant-guerre, travailler au collodion. On peut numériser sa photo argentique grâce à un scanner et faire des aller-retour entre argentique et numérique. Cela offre aujourd’hui une infinité des possibles », s’enthousiasme Baptiste Plichon. N’en déplaise donc aux pixels, l’argentique a encore de beaux jours devant lui ! 


© Michaël Naulin

Par Michaël Naulin

Michaël Naulin est journaliste. Passé par les rédactions de presse régionale et nationale, il est avant tout passionné de photographie et plus particulièrement de photoreportage.

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