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CE JOUR-LÀ - « Evasion réussie » par Benjamin Hoffman

CE JOUR-LÀ – « Evasion réussie » par Benjamin Hoffman

Avec Ce jour-là, les photographes sont invités à raconter les coulisses d’une de leur photographie. Aujourd’hui, le photographe Benjamin Hoffman raconte son excursion à Robben Island, en Afrique du Sud. 

« Avant d’aller m’installer quelques mois dans la ville du Cap et d’y retourner fréquemment, j’y étais allé une toute première fois pour une imprégnation, une première confrontation. Cette photo, c’est celle d’un juste après, elle illustre un moment qui vient de s’achever. 

Ce jour-là, je m’étais rendu sur Robben Island, l’île aux phoques en langue afrikaans, à quelques kilomètres en face du Cap. Durant l’apartheid, l’île hébergeait une tristement célèbre prison de laquelle on ne s’évadait jamais. Parmi ses prisonniers, les futures grandes figures politiques de la nation. Walter Sisulu, Govan Mbeki, et évidemment Nelson Mandela qui a passé dans le pénitencier ses dix-huit premières années de détention (sur vingt-sept). C’est là que les dirigeants de la lutte contre l’oppression raciale ont théorisé leur pensée politique et les relations qui deviendraient une caractéristique de l’Afrique du Sud après l’apartheid. C’est là aussi que Mandela se forgerait aux yeux du monde le prestige et l’autorité qui changeraient l’histoire.

De la prison, je me rappelle n’avoir fait aucune image ou presque. Le sentiment désagréable d’évoluer dans un lieu de souffrance transformé en site touristique. Les visiteurs se pressent dans des cellules où un prisonnier peinait à s’allonger de tout son long.


Farewell Cape Town © Benjamin Hoffman

Dans le bateau qui nous ramène vers le continent, à quelques mètres de moi ce couple est assis. Ils ont visité la prison à nos côtés. La traversée dure presque une heure, sur un océan relativement calme. Les touristes regardent sur leurs appareils les photos qu’ils ont prises dans la cellule de Mandela. Eux sont silencieux, muets pendant tout le trajet. Je les observe un long moment avant de m’approcher plus près. Tout est précaire dans l’équilibre de cette image qui reste encore à faire. Le tangage du bateau qui s’éloigne de l’île et l’horizon qui danse, la posture des amoureux, ma présence prudente à leurs côtés.

Et en m’approchant je perçois combien leur attention est ailleurs, combien leurs pensées sont toujours sur l’île. Je les regarde longuement avant de déclencher pour la première fois. La jeune femme est blottie dans le creux de son épaule. Elle regarde fixement au loin, il est légèrement prostré et ne bougera pas. De la tendresse pourtant.

Je lis dans leurs postures, une tension palpable, la rémanence des récits de destins tordus en prison. Je me rapproche toujours, je suis à moins d’un mètre et je déclenche enfin. Deux photos rapides, puis une troisième. Ils n’ont pas cillé. J’aimerais pénétrer leurs pensées, pousser plus loin l’impudeur, mais je m’écarte délicatement et me rassieds à mon siège. Jamais ils n’ont échangé un mot lors de cette traversée qui nous emportait loin de l’île. Elle a gardé ses yeux plantés dans l’océan, il est resté courbé. 

Jusqu’au débarcadère je les ai observés. Ce jour-là, c’est en faisant cette photo que j’ai entrevu le poids immuable de Robben Island dans l’histoire de ce pays. Bien plus qu’entre les murs de la prison de laquelle on ne s’évadait jamais. »

Par Benjamin Hoffman

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