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Laura El-Tantawy, photographe du futur

Laura El-Tantawy, photographe du futur

Cette photographe égyptienne a reçu l’une des cinq bourses présentées par le W. Eugene Smith Fund pour son projet I’ll Die For You. Son esthétique en photographie documentaire est singulière.

C’est une caresse des yeux sur le monde. Un enchantement des êtres et des choses qui, transfigurés, deviennent des figures géométriques en suspens, dociles et façonnables, jusqu’à leur fusion harmonieuse dans un même cadre. De son regard, Laura El-Tantawy envoûte les éléments, comme dans la cour d’école où elle distingue sa première forme artistique. Des taches noires sur une perle blanche. Le damier d’un ballon de football qu’elle touche comme Zico, l’artiste brésilien des années 1980 – c’est du moins le surnom que ses camarades de classe donnent à cette fille un peu différente, qui s’est toujours sentie plus proche des garçons.

Tôt, cette photographe anticonformiste de quarante ans a ressenti le besoin de tracer sa propre voie. Telle beaucoup d’autres aujourd’hui, elle est une femme dans un monde d’hommes ; une femme qui regarde le monde en trois dimensions, comme un film dans l’espace et sans gravité, sauf que la photographie, elle, se goûte à plat et les pieds sur terre. Laura El-Tantawy est égyptienne, photographe reporter passée par le programme Mentor de la célèbre agence VII, et parle de son pays, de ses gens et d’autres peuples avec un langage visuel unique. Une de ces esthétiques suggestives où les silhouettes des hommes et les paysages ne font qu’un. On y vient avec délicatesse car ses images, différentes des standards du genre documentaire et, plus encore, journalistique, montrent tout et rien à la fois, et offrent au spectateur une liberté rare: celle de l’interprétation.

Archana Sanjay Sarate élève désormais seule ses enfants. À la mi-2010, son mari a consommé des pesticides. Avant de rendre son dernier souffle, Sanjay s’allongea sur un lit et serra son fils de six ans, Sameer. La famille doit maintenant 130 000 roupies indiennes (1 770 $ US). © Laura El Tantawy

En perpétuel mouvement – Angleterre, Égypte ou Dubaï –, on doit rencontrer Laura El-Tantawy sur Skype, au travers d’une lucarne où on la voit trébucher en allant fermer la fenêtre pour faire taire les sirènes hurlantes au dehors. Elle a le rire contagieux, les yeux pleins d’émotions, d’angoisses existentielles surtout, et la coupe de cheveux d’une punk du XXIIe siècle. Née près de Londres, aujourd’hui son port d’attache, c’est au Caire de ses ancêtres qu’elle a grandi, dans un environnement conservateur mais une famille moderne, où son père médecin dicte à ses trois filles le chemin à suivre. Une éducation à la croisée des cultures : en Égypte, elle va à la fac « pour finalement ne rien apprendre » et, portée par l’envie de s’éloigner du monde oriental, choisit avec sa soeur aînée d’aller aux États-Unis. « Je me suis tournée vers les sciences politiques et le journalisme car j’ai toujours aimé écrire, précise-t-elle. Enfant, j’assistais aux longues discussions politiques qu’avait ma famille, notamment mes grands-parents. Ma famille a toujours été au fait de la situation sociale et politique de l’Égypte. De là à ce qu’elle accepte que j’emprunte réellement cette voie…»

Derrière elle, sur une étagère, trône le premier 33 tours de Bob Dylan. Symbole d’une autre génération engagée, il la surveille avec le même regard : jeune, inquiet mais déterminé. Comme le chanteur américain, c’est le besoin d’engagement qui a poussé Laura El-Tantawy à se diriger vers une expression artistique, la photographie en l’occurrence.

Bien sûr, elle a suivi quelques cours à l’université, y a appris les bases – « le contact nécessaire avec les gens dans la rue » – et s’est imprégnée de références qu’elle admire encore : James Nachtwey et son poignant livre Inferno, Rebecca et Alex Webb, l’Espagnol Miguel Rio Branco, son style tout en suggestion et ses expositions pensées comme des expériences visuelles, Gueorgui Pinkhassov et David Alan Harvey, un énième photographe de Magnum, avec qui elle a noué une relation de confiance.

Krunal Motiram Wasake, 28 ans, s’est jeté dans un puits devant la maison de sa famille le 30 décembre 2009. Il devait 8 000 roupies indiennes (114 $ US). © Laura El Tantawy

« C’est en 1999 qu’est vraiment née ma passion pour l’image. Le photographe David Alan Harvey a eu une grande influence sur moi car il m’a beaucoup soutenue et m’a encouragé à développer mon approche personnelle. Au départ, je voulais devenir photographe de conflit mais je me suis vite rendu compte que je n’avais pas la force nécessaire. J’ai opté pour un quotidien moins risqué et, en réfléchissant en profondeur aux effets de l’image photographique sur l’esprit, je me suis découvert un style personnel, tout en intrigue. »

Si les projets de Laura El-Tantawy sont toujours consacrés à des problématiques, événements ou phénomènes de société, ils sont souvent liés à sa vie personnelle. Elle le revendique, une grande partie de son travail « se rapporte à la mémoire de [ses] origines ». Ainsi ses travaux majeurs et remarqués ces dernières années ouvrent-ils des perspectives sur l’histoire de l’Égypte et certaines pratiques culturelles du Moyen-Orient.

I’ll Die for You © Laura El Tantawy

Son grand projet en cours, I’ll Die for You (Je mourrai pour toi), a éclos suite à un article qu’elle a lu sur les suicides de fermiers en Inde, forcés d’abandonner leurs terres sous la pression de l’expansion urbaine et des emprunts à répétition. « Depuis 2010, je parcours le globe à la recherche de ces paysans qui ne peuvent plus vivre de la terre », dit-elle. « Je suis allée en Inde, où 250 000 d’entre eux se sont suicidés en quinze ans, en Irlande, où le rapport des hommes à la terre est historiquement très fort, mais aussi en Égypte, dans le village de mon grand-père, qui lui-même était paysan. Le projet prend comme point d’ancrage la dépendance mutuelle qui existe entre l’homme et la terre. J’ai voulu représenter symboliquement cette relation dans une série de photos en cadrages serrés, où j’ai juxtaposé la peau rugueuse de fermiers à des paysages, de façon à brouiller la différence entre les deux. Quand l’un meurt, il en va de même pour l’autre. »

Où qu’elle aille, Laura El-Tantawy reste à vif et s’affranchit de la neutralité que les photojournalistes sont traditionnellement censés respecter, parce que la proximité est sa plus grande inspiration. Une attitude pas toujours évidente dans certaines situations : « Mon travail en Égypte a été difficile car lorsque la révolution a commencé, je me suis retrouvée devant un choix : assurer ma position de photographe ou rejoindre les manifestants. J’ai finalement échangé les rôles à plusieurs reprises. » C’est donc une position singulière qu’elle défend avec fermeté, mais aussi un phénomène grandissant dans la profession.

Le fermier Mustafa Foqha, 64 ans. Les fermiers palestiniens qui ont perdu leurs terres à cause de l’occupation israélienne ressentent une perte d’identité écrasante. © Laura El Tantawy

Presque naturellement, Laura El-Tantawy s’est tournée vers les nouvelles technologies, troquant régulièrement son boîtier numérique pour son téléphone portable. Les images qu’elle réalise avec son iPhone intègrent ses projets et côtoient, sans distinction, celles prises avec son appareil photo. Portable comme réseaux sociaux ouvrent aussi pour elle d’autres horizons : « Instagram, Facebook ou Twitter sont devenus des prolongements du travail des photographes documentaires. C’est aussi une forme de journal, évidemment plus personnel. J’aime ce mécanisme de partage, atteindre instantanément un large public aux quatre coins du monde et obtenir un retour sur les images en temps réel. »

La diversité des regards, c’est aussi pour elle la complémentarité des points de vue des hommes et des femmes. Si Laura El-Tantawy ne voit ni d’avantage ni d’inconvénient à être une femme dans ce milieu, elle sait combien la différence est une force : « Il est certain que le langage visuel entre hommes et femmes peut être différent, tendre vers la délicatesse ou la fragilité. »

Chandrabhan Zitheu Chaturkar, 70 ans, s’est pendu chez lui le 2 mai 2010. Il devait 16 000 roupies indiennes (230 $ US). © Laura El Tantawy

Sans doute Laura El-Tantawy représente-t-elle l’archétype du photographe moderne : vigoureusement attaché à son regard personnel, épris de réflexions profondes sur la photographie, travaillant aussi bien dans l’immédiateté d’un événement que sur des projets de longue durée, et adepte des moyens de communication les plus en pointe. En conscience, elle se situe aux confluences de plusieurs débats majeurs de notre époque. Une époque qu’on dit charnière en photographie et qui fait débat, comme dans tant d’autres domaines, parce que les mutations technologiques changent les pratiques, les comportements et les modèles économiques. Une époque où s’est imposée la vitesse, syndrome dont elle semble, elle aussi, atteinte.

Apprendre, échanger et dénoncer, encore et toujours, plus vite, plus facilement, auprès d’un public plus large, aussi étranger aux capacités d’attention cela peut-il paraître. Alors, face à cette nouvelle-vitesse de la vie et à toutes les superficialités qu’elle peut engendrer, Laura El-Tantawy témoigne de cette valeur intrinsèque à chaque photographe, disciple des formes mais éternel défenseur du fond : l’engagement.

Par Jonas Cuénin

Couverture: Fayek Mohamed Mahmoud Anabousey, 77 ans, a perdu l’accès à ses terres de Cisjordanie pendant plusieurs mois lorsque l’armée israélienne l’a utilisée comme terrain d’entraînement sans son consentement. © Laura El Tantawy

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