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Une brève histoire de la photographie homoérotique en Amérique, 1e partie

Une brève histoire de la photographie homoérotique en Amérique, 1e partie

Dans ce premier volet d’un article en deux parties, Blind met en lumière l’approche de la photographie homoérotique par les artistes LGBTQ à l’époque où elle était criminalisée, ainsi que l’impact de l’émergence du Mouvement de libération gay.

Ce n’est qu’en 2003 – près de quarante ans après l’adoption du Civil Rights Act de 1964 – que la Cour suprême des États-Unis (SCOTUS) accorde aux personnes LGBTQ des droits constitutionnels, avec l’arrêt Lawrence v. Texas déclarant que les rapports intimes consentis sont une liberté garantie par le quatorzième amendement. Auparavant, aux Etats-Unis, les pratiques homosexuelles étaient considérées comme un crime passible de sanctions pénales, pour lequel les citoyens pouvaient se voir refuser l’accès aux soins de santé, au logement, à l’éducation, à l’emploi – et la liste est plus longue encore.

Jim French (1932-2017), “Untitled (Man in Chair),” c. 1967-9 © Estate of Jim French, Courtesy of ClampArt, New York City.

L’Association américaine de psychiatrie (APA) qualifiait l’homosexualité de pathologie: durant plus de vingt ans, ces médecins avaient recherché un vocabulaire pour décrire cette prétendue maladie mentale ainsi qu’un traitement, jusqu’à ce que ce diagnostic scandaleux soit retiré du DSM-III-R (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) en 1973. La même année, la cour suprême modifie sa définition de l’obscénité avec l’arrêt historique Miller v. Californie. L’obscénité était « sans aucune justification sociale », elle devient ce qui manque de « valeur littéraire, artistique, politique ou scientifique sérieuse ». Ainsi se trouvent protégées des œuvres artistiques et culturelles qui étaient censurées en vertu du premier amendement.

© The Alvin Baltrop Trust 

Aussi bien que les pratiques homosexuelles, tout ce qui exprime l’homosexualité est alors criminalisé – ceci par une survivance des lois Comstock de 1873, un dispositif visant « la répression du commerce et de la circulation de la littérature obscène et des articles à usage immoral ». Selon ces lois, il est interdit d’envoyer du matériel « obscène » (contraceptifs, abortifs, godemichés, lettres personnelles à contenu sexuel, etc.) via les services postaux américains (USPS). En bref, être LGBTQ en Amérique comporte un risque mortel.

Men in Showers Series – Plastic Series, Jean Eudes Canival, Paris, 1975 © The Estate and Archive of Antonio Lopez and Juan Ramos

The Young and the Evil

En 1933, le poète Charles Henri Ford et le critique Parker Tyler publient un roman collaboratif intitulé The Young and the Evil (Les Jeunes et le mal), racontant les ébats de deux personnages genderqueer dans le milieu underground gay de New York. Ce livre inspirera, en 2019, une exposition du même nom chez David Zwirner commissionnée par Jarrett Earnes. Cette exposition offre un regard sur un collectif d’artistes LGBTQ qui avaient travaillé à New York, notamment le photographe George Platt Lynes (1907-1955).

© Tom Bianchi, from Fire Island Pines. Polaroids 1975-1983 (Damiani)

Lynes, l’un des plus grands photographes de son temps, évolue dans les cercles de la haute société, de la mode et des beaux-arts. Il travaille pour le magazine Vogue aussi bien que George Balanchine, mais se passionne avant tout pour les études de nus masculins. Par la suite, il les vendra à l’Institut pour la recherche sur le sexe du Dr Alfred Kinsey, afin de financer les dépenses extravagantes qu’exige son style de vie. Selon le galeriste Brian Paul Clamp, Lynes « espérait faire du nu masculin un art ».

Hal Fischer, ‘Street Fashion: Leather,’ from the series ‘Gay Semiotics’, 1977, in ‘Thought Pieces: 1970s Photographs by Lew Thomas, Donna- Lee Phillips, and Hal Fischer,’ (MACK, 2020). Courtesy SFMOMA and MACK.
Hal Fischer, ‘Sadism and Masochism,’ from the series ‘Gay Semiotics’, 1977, in ‘Thought Pieces: 1970s Photographs by Lew Thomas, Donna- Lee Phillips, and Hal Fischer,’ (MACK, 2020). Courtesy SFMOMA and MACK.

Avant de mourir d’un cancer du poumon à l’âge de 48 ans, Lynes détruit ses archives pour protéger ceux qu’il a photographiés, mais la légende entourant son travail perdurera. Jarrett Earnest décrira en détails la manière dont les photographies de Lynes ont été protégées et préservées, transmises entre amoureux et amis au fil des ans. « Les musées, n’en auraient pas voulu », révèle-t-il.

George Platt Lynes (1907-1955), “Charles ‘Tex’ Smutney and Charles ‘Buddy’ Stanley III,” 1942 © Estate of George Platt Lynes, Courtesy of ClampArt, New York City
George Platt Lynes (1907-1955), “José Pete Martinez with Hat and Flowers,” 1937 © Estate of George Platt Lynes, Courtesy of ClampArt, New York City

En 1981, la maison d’édition Twelvetrees Press réintroduit des œuvres de la collection Kinsey dans une monographie qui fait autorité, George Platt Lynes Photographs 1931-1955. Elle inspirera une nouvelle génération d’artistes, dont Robert Mapplethorpe, Bruce Weber et Herb Ritt, qui utiliseront la séduction intemporelle du physique masculin pour transgresser les interdits puritains de la culture américaine, durant la vague de SIDA.

Beau et musclé

Tandis que Lynes garde secret son travail homoérotique, très attentif à ne pas scandaliser ses clients en « évoquant l’amour qui n’ose pas dire son nom », Bruce Bellas (1909–1974) déménage en Californie, prend le nom de Bruce of Los Angeles et devient un pionnier de la photographie culturiste. Aux côtés de sommités telles que Jim French (1932-2017) et Bob Mizer (1922-1992), qui s’efforcent de rester dans la légalité.

La musculation étant devenue un loisir national, ces photographes parviennent à vendre des corps bodybuildés au grand public, évitant la représentation de la nudité frontale grâce à des sangles de pose (ancêtres des strings) soigneusement positionnées. En utilisant un éclairage de style hollywoodien, des modèles qui ressemblent à des stars de cinéma et un humour grandiloquent, Bruce of Los Angeles invente un homoérotisme plein de santé, qui peut être publié dans les magazines de bodybuilding américains, puis vendu et acheté ouvertement.

Bruce of Los Angeles (1909-1974), “John Knight,” c. 1957 © Estate of Bruce of Los Angeles, Courtesy of ClampArt, New York City.
Bruce of Los Angeles (1909-1974), “David Gregory,” c. 1974 © Estate of Bruce of Los Angeles, Courtesy of ClampArt, New York City.

Tandis que Bruce va dans le sens du système au lieu de le contrer, Mel Roberts (1923-2007) est politiquement engagé, à une époque où les personnes LGBTQ sont criminalisées et harcelées. Membre de la société Mattachine, l’une des premières organisations LGBTQ, « Roberts a très vite été ouvertement gay », révèle Clamp. « Il était prudent et comprenait ce qu’il risquait ; il savait qu’il ne pourrait pas faire développer ses films, qu’il devrait le faire lui-même. »

Mel Roberts (1923-2007), “Richard and Mike,” 1962 © Estate of Mel Roberts, Courtesy of ClampArt, New York City.

Entre les années 1950 et 1961, Roberts réalise quelque 50 000 photographies, glorifiant le type du garçon sympathique et banal. En 1963, il lance le magazine Young Physique pour publier son travail – mais va s’attirer, à de nombreuses reprises, les foudres du département de police de Los Angeles, ce qui le contraint à cesser son travail jusqu’à ce que Rick Castro, le « roi du fétiche », le redécouvre, en 1996.

Liberté, égalité, fraternité

La rébellion de Stonewall, en 1969, donne naissance au Front de libération gay combattant pour les droits civils – et le monde entier entrera dans cette lutte. Dans les années 1970, une nouvelle génération d’artistes LGBTQ voit le jour, à une époque où la nudité frontale masculine était montrée par les seuls pornographes. L’artiste établi qu’est Andy Warhol (1928-1987) réalise une série de polaroids intimes qu’il intitule Sex Parts and Torsos, mais du fait de son éducation catholique, il gardera ce travail secret durant  des années. Comme il le révèle dans The Andy Warhol Diaries, il se dit souvent : « Je ne devrais pas les appeler nus. Il faudrait quelque chose de plus artistique. ‘Paysages’, par exemple. »

Andy Warhol (1928-1987), Sex Parts and Torsos, 1977 © 2020 The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc.

Mais une nouvelle génération de jeunes artistes, tels que Antonio Lopez (1943-1987), Alvin Baltrop (1947-2004), Peter Hujar (1934-1987), Hal Fischer (né en 1950) et Tom Bianchi (né en 1945) n’ont pas de tels scrupules, et proclament joyeusement leur extase devant les charmes du physique masculin. Tous basés à New York, ces artistes se réjouissent de l’esprit hors-la-loi des années 1970, savourant l’exquise décadence et la joie de vivre qui règnent alors, aux premiers temps du Mouvement de libération gay, en ces années innocentes et libres d’esprit qui précèdent l’avènement accablant du SIDA.

Couverture: © Tom Bianchi, de Fire Island Pines. Polaroids 1975-1983 (Damiani)

Par Miss Rosen

Miss Rosen est auteur. Basée à New York, elle écrit à propos de l’art, la photographie et la culture. Son travail a été publié dans des livres, des magazines et sur des sites Web, notamment Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice.

Livres et expositions:

Alvin Baltrop
Sélection : The Life and Times of Alvin Baltrop (Skira) et Alvin Baltrop: The Piers (TF Editores).

Tom Bianchi
Sélection : Fire Island Pines. Polaroids 1975-1983 et 63 E 9th Street. NYC Polaroids 1975 –1983 (Damiani).

Bruce of Los Angeles
Sélection : Bruce of Los Angeles: Inside/Outside (powerHouse Books).

Hal Fischer
Sélection : Thought Pieces: 1970s Photographs by Lew Thomas, Donna-Lee Phillips, and Hal Fischer (MACK) et Hal Fischer: The Gay 70s (Gallery 16 Editions).

Jim French
Sélection : Tinker, Tailor, Soldier, Sailor: Jim French Polaroids (Antinous Press) et Jim French Diaries: The Creator of Colt Studio (Bruno Gmunder). 

Peter Hujar
Sélection :  Peter Hujar: Speed of Life (Aperture) et Peter Hujar: Love and Lust (Fraenkel Gallery).

Antonio Lopez
Sélection :  Instamatics (Twin Palms), Antonio Lopez: Fashion, Art, Sex, and Disco (Rizzoli), et Antonio’s People (Thames & Hudson).

George Platt Lynes
Sélection : George Platt Lynes (Taschen), George Platt Lynes: The Male Nudes (Rizzoli), et George Platt Lynes: Photographs from the Kinsey Institute (Bullfinch).

Mel Roberts
Sélection : The Wild Ones: The Erotic Photography of Mel Roberts (FotoFactory).

Andy Warhol
Une sélection de photos de la série Sex Parts and Torsos peut être vue dans Andy Warhol Polaroids, qui est maintenant en ligne sur Fotografiska New York.

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