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L’histoire de la photographie au féminin

L’histoire de la photographie au féminin

Un nouvel ouvrage, intitulé Une histoire mondiale des femmes photographes, rend hommage à l’apport des femmes à la photographie en mettant à l’honneur 300 photographes féminines du monde entier.

Graciela Iturbide, Notre-Dame-des-Iguanes, Juchitán de Zaragoza, Oaxaca, Mexique, 1979 © Graciela Iturbide

Parmi les gloires de la photographie que vous connaissez, combien sont des femmes? Très peu, sans doute. L’histoire de la photographie nous est présentée au masculin : depuis l’origine de la photographie, au 19e siècle, elle est pratiquée par les femmes aussi bien que par les hommes, mais les oeuvres de très nombreuses femmes sont restées dans l’ombre, ou ont été oubliées. 

Julie Margaret Cameron, Annie, mon premier succès, janvier 1864 © Digital image courtesy of the Getty’s Open Content Program

Un constat qui a frappé l’historienne de la photographie et curatrice Luce Lebart lorsqu’elle a travaillé, en 2016, sur un livre à propos des grands photographes du 20e siècle. « J’ai tenté, dit-elle, d’inclure autant de femmes que d’hommes photographes, mais cela a été impossible », dans la mesure où la renommée de ces derniers éclipsait celle de leurs homologues féminins. La solution, a-t-elle compris, était de réaliser un ouvrage consacré exclusivement aux femmes. Elle a contacté Marie Robert, conservatrice en chef de la photographie au Musée d’Orsay, dans le but de lui exposer son idée. Celle-ci avait organisé, peu de temps auparavant, une exposition consacrée à la photographie féminine et a été séduite par le concept de l’ouvrage. Ensemble, avec le soutien des Rencontres dArles et de Kering, elle ont réalisé Une histoire mondiale des femmes photographes, qui paraît en librairie de mois-ci. 

Anna Atkins, Alaria esculenta, extrait de Photographs of
British Algae: Cyanotype Impressions, 1849-1850  © The New York Public Library

L’ouvrage met à l’honneur 300 photographes des 19e et 20e siècles. Privilégiant une perspective internationale plutôt qu’eurocentrée, Luce Lebart et Marie Robert ont inclus au livre de nombreuses photographes du monde entier. Pour ce faire, elles ont sollicité la collaboration de 160 autrices qui toutes ont proposé des artistes à présenter. Certains noms sont familiers (Cindy Sherman, Berenice Abbott, Nan Goldin, Sally Mann), d’autres moins, dans le souci d’accorder la même importance à chacun.

« Elle sont toutes passionnantes », déclare Luce Lebart à propos de la sélection. Quant à ses favorites, elle ajoute : « J’aime celles qui, parfois seules, voyagent dans le monde entier. Je suis fascinée par celles qui ont connu la prison, celles qui ont affronté et photographié la guerre, celles qui ont dû s’habiller en homme pour travailler, celles qui ont témoigné de la vie des minorités. » Elles ont en commun le courage : quels que soient le pays et la culture, devenir photographe n’était pas, en tant que femme, aussi simple que de prendre un appareil. 

Alice Schalek, Shooter in Pordoi, Dolomites, Italy, 1915 © Österreichische Nationalbibliothek, Vienna
Anita Conti, In the shoals of Newfoundland, aboard the trawler Bois-Rosé, 1952 © Anita Conti / Archives de Lorient

Un livre complet

Pauline Vermare, l’une des 160 contributrices, est directrice culturelle de l’agence Magnum Photos à New York. A propos de deux photographes japonaises, Tsuneko Sasamoto et Toyoko Tokiwa figurant dans les quatre qu’elle a sélectionnées, Pauline Vermare écrit : « Cela m’a semblé tout naturel de privilégier des photographes japonaises, particulièrement parce qu’un très grand nombre d’entre elles ne sont pas connues hors du Japon. » Au Japon, dit Pauline Vermare dans l’ouvrage, la photojournaliste Tsuneko Sasamoto est considérée comme l’ “Annie Leibovitz” de son pays, alors même qu’elle n’a exposé qu’au Japon et qu’aucun livre sur son travail n’a été publié internationalement. « Le Japon est un pays insulaire, et les communications avec le monde qui l’entoure sont souvent limitées, superficielles et difficiles. »

L’image en vis-à-vis du texte de Pauline Vermare sur Tsuneko Sasamoto est frappante : cette photographie (1953) du Dôme d’Hiroshima après le bombardement montre les effets dévastateurs de la bombe atomique lâchée à la fin de la Deuxième guerre mondiale. De ce bâtiment, l’un des seuls qui étaient restés debout sur le lieu du bombardement, ne demeure qu’un mur de briques en ruines et la charpente d’une voûte.

Dôme d’Hiroshima, 1953 © Tsuneko Sasamoto

Bien que son travail témoigne d’événements mémorables (signature du Pacte tripartite, visite des Jeunesses hitlériennes, manifestations étudiantes des années 1960) Tsuneko Sasamoto demeure relativement inconnue à l’échelle mondiale. « Nous espérons sincèrement », dit Luce Lebart, « que ce livre donnera à ces incroyables photographes plus de visibilité. 160 femmes écrivains y ont contribué, et l’ouvrage vise également à faire entendre leur voix. Pendant des décennies, l’histoire de la photographie a été écrite par des hommes – et pour des hommes. La plupart des femmes photographes de l’histoire ont été oubliées, et nous espérons que ce livre contribuera à l’écriture d’une histoire plus juste et plus équilibrée. »

Abigail Heyman, Abortion, 1974 © Estate of Abigail Heyman
Carrie Mae Weems, Untitled (Man Reading Newspaper), Kitchen Table Series, 1990 © Carrie Mae Weems. Courtesy of the artist and Jack Shainman Gallery, New York

« La photographie a longtemps été un ‘boys club’, et très peu de femmes ont réussi à s’y faire un nom », ajoute Pauline Vermare. « Les photographes japonaises sur lesquelles j’ai écrit ont dû lutter contre une société et un monde de la photographie particulièrement sexistes. »

Les femmes sont également confrontées à une disparité sur le marché de l’art. Une étude de 2017 révèle que les toiles de femmes se vendaient 47,6% de moins que celles de leurs homologues masculins. La photographie étant encore un jeune médium qui prend lentement de la valeur sur le marché, il est difficile de quantifier la disparité actuelle, mais il est clair qu’il en existe une. Après tout, l’art des femmes (notamment la photographie) ne représente que 3 à 5% des principales collections permanentes aux États-Unis et en Europe.

Deborah Willis, Carrie at Euro salon, Eatonville, Florida, 2009 © Deborah Willis

Il existe, bien sûr, quelques exceptions remarquables. Le travail de Cindy Sherman s’est vendu à des prix parmi les plus élevés sur le marché de la photographie, jusqu’à atteindre 3,8 millions de dollars pour Untitled # 96, mais elle est la seule femme sur la liste des 25 ventes les plus élevées enregistrées en photographie – avec Richard Prince, Andreas Gursky, Edward Steichen, Helmut Newton et Edward Weston. Une histoire mondiale des femmes photographes a pour ambition de donner plus de poids aux femmes artistes dans le monde de la photographie et, par extension, à combler la disparité dans les cotes en augmentant la valeur collective de ces femmes.

Non seulement l’ouvrage retrace l’histoire de la photographie au féminin, mais c’est aussi une histoire de la photographie à part entière, en présentant des daguerréotypes allemands, des cyanotypes britanniques, des photographies indiennes teintées à la main, etc. Se développant chronologiquement à partir de la date de naissance de chaque photographe, ce livre montre, au fil des pages, comment la photographie a évolué en tant que médium, et fait connaître les pionniers qui l’ont guidée vers de nouveaux territoires.

Pamela Singh, Treasure Maps 022, 1994-1995, painted in 2015 © Pamela Singh and sepiaEYE

« J’espère », dit Pauline Vermare, « que ce livre renforcera le profil des femmes photographes, et leur rendra leur place dans l’histoire de la photographie. J’admire beaucoup l’initiative de ces deux historiennes de la photographie, qui ont constitué ce collectif féminin afin de redonner le pouvoir à ces femmes photographes, et de les rendre enfin visibles. Ce livre marque la fin de l’effacement et de l’auto-effacement des femmes dans le domaine de la photographie. »

Lotte Jacobi, Lotte Lenya, actress, Berlin, 1928 © 2020 University of New Hampshire

Par Christina Cacouris

Christina Cacouris est une journaliste et curatrice. Elle vit entre Paris et New York.


Une histoire mondiale des femmes photographes
Publié par Textuel
69€

https://www.editionstextuel.com/livre/une-histoiremondiale-des-femmes-photographes

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