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Les rues de Newark à l'état brut, dans les années 1970

Les rues de Newark à l’état brut, dans les années 1970

Constance Hansen, l’un des deux membres du duo photographique Guzman (avec son mari), a dans les années 1970 et en compagnie de ses étudiants en photographie, arpenté les rues de la plus grande ville du New Jersey, qui regarde New York de l’autre côté de la Hudson River.

Dans les années 1970, Newark est une emblème du désespoir urbain. Durant l’interminable canicule de l’été 1967, la ville connaît des émeutes raciales qui se communiqueront à près de 160 métropoles américaines. Ce soulèvement, déclenché par les brutalités policières envers John William Smith, un chauffeur de taxi noir, dure quatre jours, avec un bilan de 26 morts, 15 000 blessés, 1 600 personnes interpellées et 10 millions de dollars en dommages matériels.

Newark, années 1970 © Guzman

Peu de temps après, la Maison Blanche du président Nixon institue une politique d’atermoiement déniant l’accès des communautés noires et latinos aux services gouvernementaux de base – un moyen d’opprimer davantage les classes défavorisées. Newark va traverser des temps difficiles au milieu des années 1970. Dans le numéro de janvier 1975 du magazine Harper’s, les 50 plus grandes villes américaines sont hiérarchisées selon 24 critères, du nombre des espaces de stationnement à celui des crimes. « La ville de Newark », conclut l’article, « est sans doute la pire de de toutes… Newark est une ville qui a désespérément besoin d’aide. »

Malgré tout, Newark conserve un style et une identité qui lui sont propres, et que reflète parfaitement la Arts High School, une école publique qui se consacre à soutenir les jeunes talents du centre-ville. Fondée en 1931, elle a été la première école secondaire des arts visuels et de la scène aux États-Unis et compte, parmi ses anciens, l’acteur Michael B.Jordan, héros du blockbuster Black Panther, l’actrice MJ Rodriguez, qui a tenu le rôle principal dans la série télévisée Pose, les icônes du jazz Sarah Vaughan et Wayne Shorter, ainsi que les stars de Broadway Melba Moore et Savion Glover.

Newark, années 1970 © Guzman
Newark, années 1970 © Guzman

Constance Hansen, l’un des deux membres du duo photographique Guzman (l’autre étant son mari), entame sa carrière à Arts High School après avoir obtenu un diplôme d’éducation artistique en art-thérapie du Pratt Institute, en 1971. « Newark se remettait à peine des émeutes », dit-elle. « C’était assez dur. Tout s’écroulait. La ville manquait de financement, tout comme l’école. La récession se faisait sentir, les budgets étaient serrés, mais  je ne pensais à rien de tout cela. »

« J’enseignais la photographie et la gravure à des juniors et des seniors. L’école avait une grande chambre noire, et nous allions nous promener avec nos appareils dans la ville, le matin. J’étais en quête de la lumière qui chante. On se met en chasse, on observe, et on réagit à ce qui nous environne. »

Newark, années 1970 © Guzman

L’art qui fait bouger

Lorsque Constance Hansen n’essaie pas d’obtenir d’AGFA du papier photo périmé pour son cours, elle planifie des conférences par des artistes professionnels. Un jour, elle invite Emilio Sousa, membre du SITE Projects, un studio d’architecture et d’arts environnementaux qui vient d’ouvrir à New York. « SITE était la coqueluche du monde de l’art des années 70. Ils étaient déchaînés. Ils enterreraient des voitures dans les parkings !  Selon leurs propres termes, il mettaient en pratique le concept de ‘désarchitecture’ », dit Constance Hansen, à propos de cette entreprise connue pour sa « pensée environnementale », une philosophie conciliant l’art visuel, la conception de bâtiments, l’urbanisme et l’architecture de paysage.

Newark, années 1970 © Guzman

Constance Hansen met en place une collaboration avec SITE, sous forme d’un petit livre photo produit par le programme Architects in Schools, et financé par le New Jersey State Council on the Arts et le National Endowment for the Arts. « On a demandé à mes étudiants de témoigner de leur environnement, et de voir Newark sous l’angle de leurs attentes en matière d’esthétique et d’écologie », explique-t-elle.

« Le but était d’enregistrer le visuel qu’offrait Newark. L’architecte a sensibilisé les étudiants à leur environnement et aux différents systèmes qui l’avaient façonné, afin de leur faire comprendre comment se constitue un tout. Nous avons passé en revue les réseaux de transport, les logements, les parcs, les zones industrielles, les institutions publiques et les habitants de ces espaces. Mes photos de Newark ont ​​été prises durant nos promenades quotidiennes. »

Newark, années 1970 © Guzman

Marcher et regarder

Presque chaque jour, Constance Hansen et ses élèves arpentent alors les rues du centre-ville de Newark. Bien que l’architecte désire mettre l’accent sur les bâtiments et la structure de la ville, le projet reflète les préoccupations des étudiants eux-mêmes. « Je me souviens d’une photo de deux jeunes gens en train de s’embrasser dans une voiture, et de celle d’un petit garçon appuyé à une porte d’entrée », raconte t-elle. « C’était ainsi que ces jeunes adolescents voyaient leur monde et ce qui s’y passait. La photographie documentaire, telle qu’ils la concevaient, était honnête et directe. »

Newark, années 1970 © Guzman

Une fois le livre terminé, Constance Hansen et ses élèves continuent de se promener dans les rues. En même temps, elle réalise ses propres photographies, qu’elle stockera durant des années et ne découvrira que récemment : « Je ne me disais pas que j’enregistrais une époque. Je ne la considérais pas comme telle. J’y étais immergée. C’était la vie. Lorsque j’ai redécouvert ces photographies, j’ai compris combien les choses avaient changé. Le temps intervient dans le travail. L’histoire se surajoute à ce que l’on choisit de photographier, donc cela est devenu autre chose quand on y revient des années plus tard ».

« Je vois les enfants, les vêtements, les gens qui ont disparu, la transformation de la société, les choses qui ne sont plus là et l’implantation de grandes entreprises. A l’époque, Burger King et Newport débarquaient à Newark. Des filles distribuaient des cigarettes gratuitement. C’était calculé. J’étais fumeuse (de cigarettes sans filtres), et je disais aux enfants: n’en achetez pas. Parce que le but était de rendre une population dépendante en lui disant : tenez, goûtez ça. Nous n’étions pas conscients des manœuvres des entreprises américaines. Nous n’étions que des enfants. »

Newark, années 1970 © Guzman

Constance Hansen, elle aussi, est en pleine mutation. Mais à l’époque, elle saisi un aspect de Newark qui apparait rarement dans la presse grand public. « Tout à Newark était magnifique », dit-elle. « Il se passait beaucoup de choses au niveau de l’art, de la poésie, de la musique. Newark a inspiré certains de nos plus grands créateurs car la ville a conservé son intégrité, et résisté à la gentrification. Je voulais que mes élèves aient les yeux ouverts, qu’ils observent leur environnement et qu’ils interagissent avec lui. On n’avait pas de projet ambitieux. Il ne s’agissait que de ressentir l’instant. »

Newark, années 1970 © Guzman

Par Miss Rosen

Miss Rosen est journaliste spécialisée en art, photographie et culture, et vit à New York. Ses écrits ont été publiés dans des livres, des magazines et des sites web, dont Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice, entre autres.

Plus d’informations sur le couple Guzman ici.

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