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L'exil risqué de Mexicains vers les Etats-Unis, dans les années 1980

L’exil risqué de Mexicains vers les Etats-Unis, dans les années 1980

Le photographe américain Ken Light nous fait revivre la traque nocturne des migrants, dans les années 1980, à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis.

Durant quatre ans, le gouvernement de Donald Trump a pris plus de 400 mesures visant à réduire l’immigration aux Etats-Unis, une nation fondée par ceux qui fuyaient les persécutions dans leur pays. Symbole par excellence de cette politique : plus de deux milliards de dollars ont  été consacrés à l’érection d’un mur de 3000 km entre les Etats-Unis et le Mexique. 

Après avoir instauré une politique de séparation des familles de migrants à la frontière, les autorités ont prétendu avoir «perdu la trace» de quelque 545 enfants migrants. D’autres ont été enfermés dans des cages ; d’autres encore, nés sur le sol américain et bénéficiant du programme d’Action différée pour les arrivées d’enfance (DACA) ont été déchus de leur nationalité (jusqu’à ce que cette décision de la Maison-Blanche soit révoquée par la Cour suprême).

2/6/1985 San Ysidro, California ©Ken Light

Le 20 janvier dernier, immédiatement après son entrée en fonction, le président Joe Biden a immédiatement signé six décrets afin de réparer les dégâts causés par l’administration Trump. Un nouveau rapport révèle également que le président Biden et d’autres démocrates ont reçu 5 millions de dollars de financement de campagne venant des principales sociétés pénitentiaires de sécurité frontalière et d’immigration, quatre fois plus que Trump et ses collègues républicains durant la saison électorale de 2020. D’après un rapport du Transnational Institute, American Friends Service Committee and Mijente, Biden a reçu plus de $5 million des professionnels de la sécurité frontalière.

Les déportations et la construction du mur ont ainsi été interrompues, le décret interdisant l’entrée sur le territoire américains aux ressortissants de certains pays musulmans a été abrogé, et Biden a promis de stopper les déportations. Mais si le programme DACA est maintenu, le gouvernement ne supprimera pas, en revanche, l’agence de contrôle de l’immigration (ICE), qui a joué un rôle central dans la politique migratoire de Trump. Nombreuses sont les villes qui ont déjà renouvelé leur contrat de 10 ans avec ICE.

« J’ai réalisé que c’était l’un des événements majeurs du vingtième siècle. L’immigration massive allait changer le paysage démographique américain. »

Aux origines d’un projet

A la fin des années 1970, le photographe américain Ken Light réalise une série de portraits d’ouvriers agricoles aux Etats-Unis, qu’il intitulera With These Hands (Pilgrim Press, 1986). « Je rencontrais de plus en plus d’ouvriers sans-papiers. C’était souvent par peur des poursuites qu’ils travaillaient aux champs », dit-il. « A l’époque, vu le nombre incroyable d’immigrés, beaucoup de journaux californiens parlaient d’invasion brune. J’ai réalisé que c’était l’un des événements majeurs du vingtième siècle. L’immigration massive allait changer le paysage démographique américain. »

29/3/1986 San Ysidro, California © Ken Light

A cette époque, la police des frontières est sous-financée. Les fourgons ont des trous dans le plancher, et vu le manque de carburant, les agents réservent les hélicoptères à leurs visites aux membres du Congrès. Ils tapent leurs rapports à la machine, mais il n’y a pas de registre centralisé des arrestations aux frontières. 

Entre 1983 et 1987, à trois ou quatre reprises, Ken Light a accompagné une patrouille chargée de passer au peigne fin l’Otay Mesa, près de San Diego, de 16h à 7h du matin, et a photographié ceux qui tentaient de franchir la frontière à la faveur de la nuit : captivantes images, qui ont récemment été publiées sous le titre Midnight La Frontera (TBW Books).

Dans les ténèbres du désert

« Les agents des services frontaliers ne se cachaient pas de nous. Selon eux, les journalistes ne pouvaient que leur être utiles, en faisant savoir au public que la police était sous-financée. Leurs fourgons étaient vétustes, et ils utilisaient encore des machines à écrire. Leurs registres n’étaient pas centralisés dans une banque de données. »

Plutôt que de photographier au crépuscule comme d’autres l’auraient  fait, Light choisit la nuit, l’heure où les arrestations sont nombreuses. Travaillant dans l’obscurité complète, il prérégle son Hasselblad en faisant la mise au point sur le premier plan, et le flash sera la seule source de lumière.

1/6/1985  San Ysidro, California ©Ken Light

« A l’époque, on relâchait les gens aussitôt », explique t-il. « Les agents remplissaient un formulaire sur place, conduisaient les migrants à la gare, les faisaient monter dans un bus qui allait jusqu’à la barrière de Tijuana, où on les repoussait de l’autre côté de la frontière. Quand j’ai commencé à la suivre, la patrouille appréhendait des groupes de quinze à vingt personnes, leur demandait de s’asseoir, et ils le faisaient.  En 1987, quand j’ai terminé ce travail, c’était le contraire, ils se sauvaient dans vingt directions différentes. »

Les images de Light impressionnent le public, mais l’histoire de ces gens lui demeure étrangère. Pour connaître les villages d’où viennent les migrants et comprendre les raisons de leur départ, le photographe se rend au Mexique, puis à San Diego, Los Angeles et Fresno où ils ont atterri. De là naîtra la série publiée sous le titre To the Promised Land (Aperture, 1988).

29/3/1986 San Ysidro, California ©Ken Light

L’histoire se répète

Lorsque Trump, en 2016, a commencé à calomnier les Mexicains dans sa campagne électorale, Ken Light décide de revisiter ces photographies, en grande partie inconnues. « Trump parlait de ceux qui venaient aux Etats-Unis, des jardiniers, de ceux qui étaient employés dans des fermes ou des abattoirs. Nous ignorons que ces travailleurs nous sont indispensables », dit-il. 

« Les années 1980 se répètent aujourd’hui, l’histoire n’est pas nouvelle. Je voulais rassembler un corpus d’images qui ferait comprendre au public le désespoir, les épreuves et les luttes de ceux qui veulent une vie meilleure – et  parler de leur expérience à leurs descendants. Peut-être qu’on ne leur en a rien dit : c’est si traumatisant de raconter comment l’on a été pris en chasse dans la nuit. » 

Par Miss Rosen
Miss Rosen est journaliste spécialisée en art, photographie et culture, et vit à New York. Ses écrits ont été publiés dans des livres, des magazines et des sites web, dont Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice, entre autres.

Ken Light prend des photos à la frontière, San Ysidro, Californie, 1983

Ken Light: Midnight La Frontera
TBW Books
$55
Livre disponible ici.

Un extrait de cet article a été pubié dans Huck Online le 29 juillet 2020. 

1/6/1985 San Ysidro, California © Ken Light

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