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Bruce Gilden : « Ce n’est pas la perfection qui m’intéresse, c’est l’organisation du chaos »

Bruce Gilden : « Ce n’est pas la perfection qui m’intéresse, c’est l’organisation du chaos »

En décembre 2019, durant près d’une semaine, le photographe Bruce Gilden a flâné dans les rues étroites du Ballarò Mercato, l’un des marchés les plus typiques de Palerme, séduit par l’authenticité rugueuse des visages de vendeurs aussi bien que de clients.
Lire aussi: Harry Gruyaert, « L’Inde est une leçon de vie »Palermo Gilden © Bruce Gilden / Magnum Photos

Un dimanche, à Palerme, le photographe Bruce Gilden se promenait dans les allées d’un marché historique, le Ballarò Mercato, moins attentif aux étalages colorés de fruits et de légumes qu’à ceux qui en achetaient. Ainsi a-t-il commencé à photographier cette myriade de clients, réalisant des portraits en noir et blanc, en plan si rapproché que le spectateur a le sentiment d’être à la place du photographe, d’avoir levé les yeux des étalages et de s’attarder à regarder les sujets des images.

C’est cette série de photographies qui est publiée dans Palermo Gilden, le premier volume d’un livre en édition limitée, dont le second rassemblera des images de la plage de Palerme que va réaliser Gilden cette année. Bien qu’il découvre la ville, il a l’expérience de pareil travail. Bruce Gilden, qui est membre de l’agence Magnum depuis 2002, s’est en effet fait connaître par ses gros plans de passants dans les rues de New York, pris sur le vif, avec un flash aveuglant qui donne une patine argentée aux images. Et du fait du contraste entre le noir et la lumière, tout est visible dans ces photographies, chaque pore de la peau, chaque ride, voire bavure d’eye-liner.

Palermo Gilden © Bruce Gilden / Magnum Photos

« Ce n’est pas la perfection qui m’intéresse. C’est l’organisation du chaos », explique Bruce Gilden. Et en effet, une énergie frénétique se dégage de ces images, de cet essaim de passants, parfois saisis en pleine conversation. Mais plutôt que d’attendre, au coin d’une rue, le bon moment de déclencher, Gilden fonctionne à l’instinct : « Cartier-Bresson saisissait l’instant décisif ; c’est ce qui est indécis que je photographie. »

La différence entre ses images de Palerme et sa célèbre série new-yorkaise ne tient pas à leur style, mais au lieu où elles sont réalisées. « Que je sois à Haïti, à Tokyo ou en Sibérie, ma manière de travailler est la même », explique Gilden. « Chaque lieu est différent, il faut donc s’adapter à son rythme et à celui des gens, mais mon style, au fond, ne change pas. Si je me sens à l’aise, je prends la photo. Sinon, je ne la prends pas. » 

Palermo Gilden © Bruce Gilden / Magnum Photos

Dans ses images de Palerme, le photographe américain restitue parfaitement l’atmosphère du marché en plein air, son aspect social autant que commercial. Les habitants viennent en groupe, avec leurs familles, bavardent avec les vendeurs, saluent les voisins. Bruce Gilden n’a pas eu le sentiment d’être un intrus : bien au contraire, il a pu réaliser ces portraits parce qu’il se sentait proche des gens. « Ils sont un peu comme moi, sensibles et généreux  », dit-il. On le ressent, par exemple, dans cette image d’une femme âgée au bras de sa fille, un médaillon en forme de cœur encadrant le portrait de deux hommes, qu’elle a épinglé sur le col de sa chemise.

Ce sont des détails comme ceux là – le médaillon en forme de cœur, les petites croix en boucles d’oreilles, les mères et filles marchant bras dessus, bras dessous – qui distinguent cette série des autres qu’a réalisées le photographe. Ses images de Palerme révèlent ainsi l’essence de la culture italienne dans son expression quotidienne, son catholicisme et sa fierté. Les marchandises elles-mêmes – des espadons empilés sur une vieille charrette, une tête de porc suspendue à un crochet avec un œil tourné vers l’objectif – constituent un monde à part, bien éloigné de l’élégance des marchés huppés de New York, chez lui, où tout est stérilisé. 

Palermo Gilden © Bruce Gilden / Magnum Photos

Quant à l’art de saisir des instants fugitifs, Gilden l’attribue à sa pratique du sport, dans sa jeunesse, et à la rapidité qu’elle exigeait. « J’étais véritablement un athlète, et ceci a déterminé mon travail, en tant que photographe », raconte t-il. « Le sport m’a appris à penser vite: on n’a pas le temps de réfléchir, on se contente d’agir et de réagir. C’est cela que je fais dans la rue. » Il y a effectivement une dimension athlétique dans le dynamisme de ses photographies : rien n’est à l’arrêt, et les personnages semblent sortir du cadre tant ils sont grands.

Un bon photographe de rue a souvent un œil exercé, ce qui vient généralement avec le temps. « J’ai 55 ans d’expérience. Quand on est plus âgé, et que l’on pratique quelque chose depuis longtemps, on expérimente moins, et il faut faire des concessions, surtout dans le domaine de la photographie de rue. On ne peut pas se pencher autant, ou être aussi rapide, mais l’habitude compense : on sait où se placer, comment aborder les gens, et l’on s’adapte », dit Gilden. « J’y parviens encore, Dieu merci, contrairement à beaucoup de gens de mon âge. Mais quand on ne peut pas faire quelque chose, il faut s’arrêter, ou s’y prendre autrement. C’est ce que j’ai appris. »

Palermo Gilden © Bruce Gilden / Magnum Photos

Bien que Bruce Gilden ait perfectionné sa photographie, il semble en recherche permanent de créativité et de nouvelles idées. « On ne peut pas faire éternellement la même chose, on s’encroûte », dit-il. Il s’intéresse aux cultures qui lui sont différentes, notamment à celles qui ont plus différences que les cultures européenne et américaine. Ces dernières années, il a entrepris un travail en couleur, et réalisé, outre ses photographies de rue, des portraits mis en scène. Et qu’il s’agisse d’un lieu ou d’un autre, il y a toujours un élément nouveau dans ses photographies. A New York, Palerme, Hong Kong, ou encore en Haïti, « une surprise nous attend quelque part dans la ville ».

Par Christina Cacouris

Christina Cacouris est une journaliste et commissaire d’expositions. Elle vite entre Paris et New York.

Bruce Gilden, Palermo Gilden
Editions 89 Books
En vente ici.

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