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Visions dystopiques : quand les photographes créent des futurs dérangeants

A la croisée de la science-fiction et de l’anticipation, les récits dystopiques envahissent la littérature, le cinéma, les séries… À leur manière, certain(e)s photographes explorent aussi ce genre. Blind en a sélectionné quatre, dont les visions et esthétiques sont saisissantes.

Qu’est-ce qui nous plaît tant dans la dystopie ? D’abord popularisé par la littérature (Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley) et le cinéma (Metropolis de Fritz Lang), ce genre prolifère à présent sur nos écrans, grâce à des séries telles que Black Mirror et The Handmaid’s Tale, cette dernière étant adaptée d’un roman de 1985 de Margaret Atwood. Et le succès des saga dystopiques destinées aux adolescents comme Hunger Games montre que cette fascination commence à présent dès le plus jeune âge.

Dépeindre une société qui aurait basculé dans un régime totalitaire, systématisé la surveillance et la manipulation de masse, serait à court de ressources, donnerait les pleins pouvoir à la technologie au détriment de l’environnement… rien qui ne soit jamais arrivé dans notre histoire, y compris contemporaine. Les récits dystopiques mettent en relief les dérives possibles du monde actuel, et interrogent notre capacité à les accepter, s’en indigner ou se révolter.

Il s’agit parfois d’un avertissement nuancé plus que d’une dénonciation catégorique. Selon la jeune photographe slovaque Evelyn Bencicova, l’utopie d’un groupe social donné peut être la dystopie d’un autre. Pour son projet « Asymptote », qui met en lumière l’utopie communiste en URSS à travers ses constructions architecturales, elle s’est entretenue avec des témoins aux points de vue divergents et parfois équivoques. « Certaines personnes interviewées durant le processus de recherche décrivent cette époque de manière positive, quand d’autres expriment essentiellement des souvenirs négatifs, et parfois même les deux. Cela crée un grand spectre d’opinions et d’expériences, contrastant avec le prisme du bien et du mal ou du tout noir tout blanc. Pour cette raison, nous avons (…) interprété ces histoires au sein d’une zone indéfinie entre l’utopie et la dystopie ».

Qu’ils réactivent des éléments du passé ou des tendances actuelles, optent pour des esthétiques radicales ou subtiles, les univers créés par ces quatre photographes, justement parce qu’ils sont photographiques et non écrits ou parlés, laissent au spectateur la liberté de s’approprier leurs récits dystopiques.

Fernando Montiel Klint, la dystopie lunaire

© Fernando Montiel Klint

Des terres arides baignées de lumières pastel, qui loin de rendre l’atmosphère plus douce rappellent que la fin est peut-être proche (ou a déjà eu lieu). Les ressources y sont rares et la nourriture minimaliste consiste en des pilules que l’on mange à la baguette. Le peu de végétation qu’il reste est figée, teintée artificiellement comme sur une vieille photo, car il s’agit bien d’un vestige du passé. Une humanité apathique, plus minérale qu’organique. Ce que nous raconte le photographe mexicain Fernando Montiel Klint dans sa série « Distopía », c’est l’artificialisation d’un monde tellement tourné vers les technologies de pointe qu’il en a oublié de protéger sa biodiversité.

« Je me suis beaucoup inspiré du posthumanisme et du transhumanisme. Et de mon voyage pendant 3 ans en Amérique latine à travers la Bolivie, le Chili, le Mexique, le Pérou, la Colombie, l’Argentine et l’Equateur. Ce road trip m’a stimulé mentalement et sensoriellement pour la création de cette série », confie le photographe. On reconnaît bien dans ses images les paysages lunaires de certaines côtes pacifiques du sud.

Citant volontiers Moebius, Terry Gilliam, Kubrick et Jodorowsky parmi ses références, il utilise le médium photographique pour générer une réalité dystopique. « J’ai toujours été intéressé par la manipulation de ce que je vois, créer une réalité artificielle. L’élément commun dans mon œuvre depuis de longues années, c’est la condition émotionnelle de l’individu dans un contexte contemporain, et dans Distopía j’ai élaboré le contexte d’un futur proche et possible ».

© Fernando Montiel Klint
© Fernando Montiel Klint

Evelyn Bencicova, la dystopie totalitaire

© Evelyn Bencicova

Qu’elle photographie des accessoires entourés de serpents et de viande crue pour Vogue ou crée des univers immersifs, la jeune photographe et directrice artistique slovaque Evelyn Bencicova procède d’une esthétique de la stérilité. Un je-ne-sais-quoi de dérangeant, qui atteint son paroxysme dans la série « Asymptote », shootée dans des bâtiments de l’Ex-URSS. « Des lieux anciennement symboles de pouvoir et de suprématie, édifiés pour qu’on se sente tout petit, aujourd’hui toujours debouts, dépouillés de leur but initial, abandonnés ou oubliés comme les pierres tombales de leur gloire révolue », explique l’artiste au sujet des décors.

Ce projet, qui contient aussi une vidéo d’Adam Csoka Keller et une bande sonore d’Arielle Esther, se base sur différents témoignages et archives de l’ère communiste. Une piscine désaffectée, une salle de conférence, dans lesquelles des enfants et des jeunes gens à l’homogénéité troublante occupent l’espace de manière millimétrée et géométrique, s’effaçant derrière un motif plus global. « Chacun est privé de son individualité pour devenir une forme unifiée, créant une société où la différence est une anomalie dans le système », explique la photographe. 

Si « Asymptote » dénonce les dérives du passé, elle vise également à éclairer l’état actuel des sociétés post-soviétiques et leurs valeurs. Toute minimaliste qu’elle soit, elle « traite de nombreux sujets, tels que la paranoïa, la surveillance, l’uniformité, la normalisation ou la censure, un héritage qui affecte encore les situations, modes de pensée et comportements actuels ».

© Evelyn Bencicova
© Evelyn Bencicova

Clemens Ascher, la dystopie publicitaire

© Clemens Ascher

« Préconcevoir et représenter le futur est une bonne manière de penser le présent. Un scénario futuriste radical insinue ce vers quoi les tendances socio-politiques actuelles pourraient mener », analyse le photographe autrichien Clemens Ascher. Dans ses collages photoréalistes, il dépeint avec ironie des sociétés superficielles, qui ressemblent à outrance à des publicités. 

 La série « In the garden » prend place dans une résidence fermée fictive, où les habitants jouissent d’espaces extérieurs aux couleurs criardes, essentiellement composés de matières synthétiques. Une sorte d’idéal de luxe minimaliste et angoissant dans lequel les résidents préfèrent poser dans le vide plutôt que se détendre. Une « utopie plastique » comme la décrit le photographe. 

Influencé dans son travail par les récits dystopiques comme Fahrenheit 451, Clemens Ascher aime à travers les scénarios qu’il imagine « provoquer la contemplation du contrôle sociétal et de la manipulation de masse »

© Clemens Ascher
© Clemens Ascher

Reginald Van de Velde, la dystopie architecturale

© Reginald Van de Velde

« Lorsque j’étais enfant, mon père m’a donné un vieux Pentax argentique. Je faisais beaucoup de noir et blanc, de longues expositions… J’ai documenté des lieux abandonnés depuis mon enfance, dans les années 1980. » Célèbre pour ses clichés de ruines et lieux en friche à travers le monde, Reginald Van de Velde capture la grandeur perdue et la beauté d’architectures oubliées. 

De sa série « Landscape Within », représentant d’anciennes tours de refroidissements, et d’un certain nombre de ses photographies émane l’impression d’un futur où domine la ruine. Documenter des vestiges industriels peut vraiment relever de l’aventure, comme lors de son reportage au monument de Bouzloudja, ancienne maison du Parti communiste bulgare. « La neige et le vent avaient transformé l’endroit en enfer blanc (…) à l’entrée il y avait deux volées d’escaliers, toutes deux changées en cascades gelées (…) ce fut une escalade dangereuse, se hissant à plat sur le ventre en s’aidant de débris et de rochers sortant de la glace ».

Même s’il ne crée pas d’univers dystopique à proprement parler, le travail de Reginald Van de Velde sur les ruines est influencé par des films du genre. « J’adore les films de sci-fi dystopiques (…) particulièrement la scène de fin de la Planète des Singes de 1968, avec la Statue de la Liberté qui s’est effondrée, à moitié ensevelie dans le sable sur le rivage. Le protagoniste arrive sur les lieux et tombe à genoux, jurant et criant lorsqu’il réalise que l’humanité a échoué (…) Ce décor est pour moi l’apothéose de ce que nous faisons en tant qu’explorateur de ruines », confie ainsi l’artiste.

© Reginald Van de Velde
© Reginald Van de Velde

Par Charlotte Jean

Charlotte Jean est journaliste et auteure. Ancienne collaboratrice de Beaux Arts Magazine et fondatrice de Darwin Nutrition, elle est diplômée de l’Ecole du Louvre et spécialisée en art contemporain.

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